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Enquête sur les « adonaissants »

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Cahiers pédagogiques Vous venez de publier une passionnante enquête sur ce que vous appelez des « adonaissants ». Pouvez-vous nous dire succinctement comment cette enquête a été menée, auprès de qui ? Plus généralement, comment s’approprier du savoir sur les jeunes, quand tant de livres ou de revues disent leur opinion de manière non étayée, sinon par des relevés hâtifs ?

François de Singly. Vous avez raison de souligner que la confusion règne dans les débats entre les niveaux d’expression. Avoir fait une enquête sérieuse, ou avoir réalisé deux ou trois entretiens sont présentés comme équivalents, y compris et surtout même de la part de ceux qui se lamentent sur le relativisme culturel à l’école ou ailleurs !. Sans enquête, seulement armés de leur expérience, ils balaient les recherches au nom du savoir ! Nous ne sommes pas à un paradoxe près. Les adonaissants reposent sur une série d’enquêtes, une quantitative sur les déplacements des jeunes adolescents en ville sans leurs parents, une qualitative sur les bons et les mauvais moments passés en famille, une quantitative sur la manière dont ces jeunes perçoivent leur autonomie et leur indépendance, et enfin une enquête très lourde, comparant le processus d’individualisation des jeunes français et allemands qui vivent dans de grandes villes. Dans cette dernière, était réalisé un premier entretien d’une heure, une heure et demie auprès de jeunes de tous milieux (populaires, comprenant une moitié originaire de familles immigrées ; cadres), souvent chez eux. On leur remettait un carnet de déplacements pour qu’ils notent pendant une semaine leurs sorties (c’est un moyen de mémorisation). Et pendant le second entretien, on les faisait commenter ces sorties, sans leurs parents, et on abordait encore d’autres thèmes. L’enquête n’était pas centrée sur un thème (la musique ou l’ordinateur par exemple), elle portait sur tout ce qui favorise ou non l’individualisation des collégiens de sixième ou de cinquième (ou de leurs équivalents allemands).

C’est une enquête « théorique » dans son projet, se situant dans la perspective de mes travaux récents et de celle de Beck pour qui ce processus est le processus central des sociétés contemporaines européennes. Le processus d’individualisation concerne tous les individus. Si j’ai choisi ces jeunes de onze, douze ans c’est parce que j’estime que socialement l’adolescence a été construite comme l’âge autorisant explicitement la revendication d’une identité personnelle d’une part, et parce que je pense que l’adolescence s’étend au-delà des frontières dessinées dans les décennies antérieures du fait même de l’extension généralisée de ce processus d’individualisation (traduisant la montée de l’injonction de devenir soi-même, de l’être et de le rester, et l’extension à toutes les classes d’âge). Affirmer qu’une enquête est théorique ne signifie pas que je savais quels résultats j’allais obtenir. On confond souvent l’idée d’avoir une problématique et l’énoncé d’hypothèses précises. Les deux niveaux sont différents, c’est seulement à mon sens dans le cadre d’une enquête quantitative par questionnaire que l’on raisonne en termes d’hypothèses. Dans le cadre d’une sociologie compréhensive qui approche les pratiques des individus et le sens que ces derniers leur donnent, les hypothèses n’ont pas de sens. En tous cas, j’ai été surpris par mes matériaux, et la conclusion portant sur la critique de l’éducation « libérale » des familles cadres n’était pas prévue ! C’est en écoutant pendant des heures, des semaines, des mois – mon travail s’est inscrit pendant plus de cinq ans – ces jeunes parlant de leur monde que je me suis rendu compte de ce qui posait problème. Soulignons aussi que ce travail porte sur la parole des jeunes, sans médiation. Progressivement tous les entretiens (je parle de l’enquête franco-allemande) ont été mis sous la forme d’une longue « fiche » (chacune faisant une quinzaine de pages) retraçant les frontières de leur monde, leurs manières d’obtenir de nouveaux territoires personnels, de négocier avec leurs parents.

Prenons un exemple. Au début des questions sur les vêtements, tous les jeunes déclarent qu’ils choisissent eux-mêmes leurs vêtements. Ce qui est vrai dans la mesure où le matin avant de partir au collège, ce sont eux qui regardent ce qu’ils vont mettre. Ce qui est « faux », ou plus exactement à moitié vrai, lorsqu’on les interroge longuement sur les vêtements qu’ils portent le jour de l’entretien, on leur fait raconter l’origine, et si c’est un achat, comment s’est passée cette scène. On découvre alors que le plus souvent il y a une négociation avec le parent (très peu d’adonaissants achètent seuls, c’est-à-dire sans leur mère ou leur père des habits) sur place, que cette négociation peut avoir été précédée par une visite dans le magasin par le jeune et des copains pour faire un repérage de ce qui convient. En fin de compte, bon nombre de vêtements sont validés à la fois par le jeune, par ses copains ou copines et par ses parents. Dans un premier temps, ce jeune — et c’est normal — fournit une version simplifiée (et pas « fausse ») de la réalité qui insiste sur le fait qu’il contrôle la situation, et dans un second temps, il n’hésite pas à décrire de manière plus complexe les interactions qui aboutissent aux vêtements qu’il porte. Je prends cet exemple car il est très significatif de la spécificité de l’adonaissance. Ces jeunes veulent avoir plus de pouvoir sur leur vie – c’est la définition à laquelle je suis parvenu dans L’individualisme est un humanisme, l’individualisation est un processus progressif et toujours remis en cause de « propriété de soi par soi » — ce qui ne signifie pas qu’ils ont tout le pouvoir, ni qu’ils n’en ont aucun du fait même de leur incontestable dépendance (économique notamment). Ils apprennent à devenir eux-mêmes dans ces tentatives, dans ces interactions avec des adultes, avec d’autres jeunes. Cette procédure est originale, elle diffère d’autres types d’enquête sociologiques. On ne procède pas par observation – on découvre alors que les jeunes portent des vêtements de jeunes et on en déduit qu’ils sont tous en uniforme. On prend au sérieux les individus qui décrivent comment ils ont choisi, obtenu ces vêtements d’une part et comment ils se différencier les uns des autres. Contrairement à des conclusions hâtives, tous les jeunes peuvent être habillés « jeunes » sans pour autant être au sens strict en uniforme, tous les jeunes peuvent être habillés « jeunes » sans pour autant être des rois dans leur famille, sans pour autant imposer leur loi à leurs parents. Il faut lire mon enquête pour découvrir comment l’apprentissage de l’autonomie des jeunes se fait, souvent, dans un processus contrôlé par les parents. Voir un uniforme est juste au sens où c’est explicitement un vêtement de « jeune » (premier temps de la culture jeune), et erroné dans la mesure où ce jugement masque tout le travail de différenciation interne : toutes les marques, ni toutes les musiques de cette culture. Ce sont des oreilles, ou des yeux, de « vieux » qui ne font aucune différence ! Un de mes étudiants, un jour pendant la confection d’un questionnaire sur la culture jeune, m’a dit que je ne comprenais rien car il y avait au moins une dizaine de raps totalement différents. Il avait raison, le rap c’est d’abord une génération et c’est aussi à l’intérieur de cette sous-culture, la possibilité de se différencier entre les jeunes eux-mêmes. Au départ de l’enquête, j’avais du fait même de ma direction théorique — le processus d’individualisation inscrit dans la distance aux parents, aux adultes — trop centré sur le premier registre de la distinction (intergénérationnelle), sous-estimant le second, tout aussi important : intragénérationnel. C’est ainsi que les jeunes collégiens ne veulent à aucun prix avoir des comportements qui pourraient les assimiler aux enfants de fin de primaire. Ils veulent avoir des marqueurs de leur âge, ce qui les rassure sur leur identité.

C.P. Il ressort de votre livre un constat plutôt optimiste qui tranche avec d’autres études (par exemple celle de Dominique Pasquier qui notait le mimétisme des jeunes, l’uniformisation autour de la dictature des marques, hormis un petit secteur privilégié résistant). Comment l’expliquez-vous et quelles sont les raisons de ne pas « désespérer de la jeunesse » ?

F.d.S. Prenons au sérieux votre jugement ! Il constitue selon moi un hommage à ce type d’enquête, à cette sociologie compréhensive. Trop souvent la sociologie, marquée par sa naissance objectiviste chez Durkheim avec Le Suicide, et également par le dédain critique dans Le métier de sociologue (Bourdieu, Chamborédon, Passeron), du « sens vécu », qualifié soit de sens commun, soit d’illusion, les sociologues prêtent peu attention — sauf, remarquons-le si les individus sont pauvres et dans « la misère du monde » — à la manière dont chacun construit son monde. Une sociologie compréhensive s’appuie sur une démarche constructiviste – dessinée très bien par Berger et Luckmann dans La construction sociale de la réalité — selon laquelle les individus, à partir des éléments sociaux à leur disposition (en l’occurrence ici les offres de la culture jeune) élaborent un « monde » personnel. Personnel ne s’oppose pas à social, personnel désigne que les individus disposent, pour une part, du pouvoir de choisir. Je ne suis pas « optimiste » par principe, je suis « compréhensif », c’est-à-dire que je m’interdis (dans mes limites subjectives !) de juger ce qui est « bien » et ce qui est « mal ». Choisir une marque pour s’affirmer soi-même est un procédé fréquent, au nom de quoi le déclarer pervers ? Les seules choses qui peuvent être jugées négativement dans le cadre d’une théorie de l’individualisation sont les pratiques qui sont contraires à ce processus à long terme. En effet, dans cette perspective, l’individu doit rester maître de lui-même et ne pas s’engager dans des pratiques qui lui interdiraient ensuite de rompre. Le pouvoir de soi sur soi ne peut pas être vendu en quelque sorte, ainsi l’esclavage même volontaire n’est pas autorisé. Le consentement ne suffit pas à définir le pouvoir de soi sur soi, il faut ajouter, me semble-t-il, une seconde condition, à savoir la reversibilité de la pratique. Ce n’est pas un hasard si les révolutionnaires français, fidèles à la philosophie des Lumières, ont défini le mariage civil et le divorce par consentement mutuel en même temps : ne pas avoir de porte de sortie possible limite, sinon considérablement, le sens de ce contrat. Prendre des drogues comme le crack qui dès les premières prises détruisent une part du cerveau n’est pas justifiable puisqu’on ne peut pas revenir en arrière.

C.P. On pourrait vous reprocher de ne pas avoir recueilli de témoignages de jeunes en vraie rupture scolaire, peu intégrés ou en très grande difficulté. Votre vision n’est-elle pas partielle ? Outre que certains vont vous reprocher une sorte d’angélisme béat puisque vous ne reprenez pas le discours sur la perte de repères et l’absence du père sévère, de la dilution de l’autorité et de la fin de la transmission verticale des valeurs…

F.d.S. Aucun travail ne permet de tout voir, sauf les essais qui ne portent sur aucune enquête et qui renseignent plus la vision de celui qui signe que sur la société elle-même. Etienne Douat a par exemple fait une très belle thèse sur l’absentéisme scolaire. Mais je refuse que les situations ordinaires ne soient jamais étudiées ! Dans les années 1970, bon nombre de travaux n’ont porté que sur les familles monoparentales, aujourd’hui bien des étudiants veulent étudier les familles homoparentales. C’est compréhensible mais cela n’interdit pas d’étudier les gens qui ne divorcent pas, les adolescents qui ne fréquentent pas des psys, les jeunes qui ne sont pas signalées aux services sociaux. La sociologie a pour fonction de rendre compte de la totalité du réel et non de dénoncer seulement les dysfonctionnements. Je reviens à l’adonaissance. La très grande majorité des livres sur cet âge sont écrits par des psychologues et des psychiatres. Ils voient d’abord ce qui pose problème, et dans mes termes, observent les ratés du processus d’individualisation : les jeunes qui notamment portent atteinte à leur existence au nom d’un pouvoir sur soi mal compris, au nom de « c’est mon choix ». Le problème n’est pas entre la vision des psychologues et des sociologues, il réside dans la trop grande montée en généralité des résultats portant sur la minorité des adolescents fragilisés. Ce qui est utile à la lecture des travaux (je ne parle pas des « essais ») des psychologues c’est justement de découvrir ces « ratés », les mauvais usages — non d’un point de vue moral, mais d’un point de vue philosophique — de la liberté concédée pour devenir autonome. Mais je m’insurge sur les conclusions selon lesquelles à partir du constat de ces ratés, l’apprentissage de l’autonomie est quelque chose qui serait condamnable, et le retour aux pratiques éducatives de la Troisième République (avec l’accent exclusif mis sur l’obéissance) nécessaire. Ni au plan religieux — l’existence des pêcheurs, fort nombreux !, n’a condamné l’existence de cet idéal, ni au plan des pratiques plus ordinaires, l’existence par exemple des accidents de la route n’a condamné l’automobile. La description des « ratés » est utile à la condition qu’elle serve à une réflexion sur les bons usages, en l’occurrence de l’individualisation, mais elle conduit trop fréquemment à une déploration, à des discours de restauration de l’autorité, des repères, des interdits. Oui il existe, y compris dans une société individualiste, des interdits, mais ce ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux qui étaient prescrits dans un autre régime social (songeons à la virginité par exemple). Une société centrée sur le processus d’individualisation doit — ou devrait — condamner, et donc interdire, toute pratique qui autorise un individu à abdiquer sa souveraineté. C’est le fondement d’une politique de la reconnaissance et du respect : dans tel rapport de forces, un individu peut être amené, voire forcé à perdre trop de pouvoir sur lui-même, la société se doit, se devrait de se doter des instruments de contrôle des mauvais usages de l’individualisation. En bref, il existe des dysfonctionnements de la liberté et de l’autonomie, mais je revendique le droit en tant que chercheur d’étudier aussi le fonctionnement ordinaire ! Sinon si on n’a pas compris la logique ordinaire, les ratés sont interprétés, presque toujours en fonction d’un autre principe, celui de la période antérieure. Et les conclusions, en France on est spécialiste du déclin !, vont toujours vers le conservatisme (quelle que soit la couleur politique), l’hymne de la Troisième République (qui ne se caractérisait pas par une très forte valorisation de l’individualisation, rappelons-nous seulement les droits accordés aux femmes à ce moment-là). Il est impossible de comprendre les ratés si l’idéal qui, par mauvais usage, les fonde, n’est pas étudié aussi. Cela ne justifie en rien, bien au contraire, de se masquer les dysfonctionnements de l’individualisation. Mais ce que l’on peut observer c’est que les travaux sur le monde ordinaire, les adolescents ordinaires, les familles ordinaires sont plus rares alors qu’ils sont nécessaires pour savoir comment les normes, les valeurs sont mises en œuvres.

C.P. Si je comprends bien, à la fin de votre ouvrage, vous déplorez, surtout dans les milieux de classes moyennes-supérieures, le divorce qui s’opère entre le domaine de la « vie privée » où le jeune est libre en gros de faire ce qu’il veut et le domaine scolaire où ses parents lui demandent des résultats. Vous dites que ce phénomène touche moins les classes populaires (mais n’entend-on pas dire que là on est moins attentif à la scolarité, sur le thème « maintenant il est grand, il se débrouille ») : pouvez-vous nous en dire plus. Et par ailleurs, que devrait faire l’école pour réduire cette fracture. Au fond, le fait que les parents de classes moyennes soient tentés d’adhérer à un discours normalisateur à l’école, à l’abandon des projets culturels, etc. ne vient-il pas de, ce qu’ils sont trop préoccupés par la rentabilité et l’utilitarisme. Mieux vaut les règles de grammaire que les itinéraires de découverte si c’est plus utile (ce qui n’est même pas certain du reste).

F.d.S. Je ne vois l’école que par le regard des adonaissants. Mais cela m’a inquiété. En réalité dans les familles de cadres (moyens et supérieurs), le modèle éducatif repose sur un clivage identitaire : les jeunes peuvent construire leur monde dans un territoire schématiquement dessiné sous le terme de « temps libre » et ils doivent jouer le jeu de la production scolaire et de la reproduction sociale dans un autre domaine, celui des affaires familiales. Comme les adonaissants intériorisent très bien l’injonction de devenir soi-même, ils considèrent que la seconde part de leur identité est la plus importante. Il y a fréquemment donc désaccord entre les parents qui codent la part « familiale » — comprenant le travail scolaire — comme principale ! Les uns et les autres cherchent à élargir la zone qui les intéresse le plus, les parents voulant grignoter le temps libre en le rendant utile, avec des activités culturelles et les jeunes voulant limiter au maximum leurs investissements scolaires. C’est la définition des frontières entre ces deux temps, entre ces deux zones de l’identité de l’adolescent qui engendre le plus de conflit intergénérationnel.

Dans les familles populaires, il n’y a pas indifférence, bien au contraire. Mais le modèle identitaire n’est pas identique, cette identité clivée existe nettement moins. Le garçon et la fille doivent être avant tout rester membres de la famille, la logique individualiste est moins prégnante (surtout dans les familles d’origine immigrée). Ils bénéficient de territoires personnels, non pas au nom du principe de l’individualisation mais parce qu’ils sont « jeunes » et que ces derniers ont droit à certains biens. Pour la scolarité, la différence n’est pas dans le questionnement quasi quotidien, dans la préoccupation parentale, elle se situe ailleurs, dans le glissement de rôle de certains parents qui deviennent des auxiliaires scolaires, qui sont à côté de leurs enfants pendant leur travail, voire même participent à ce travail. C’est pour les parents de familles cadres plus facile, mais en contrepartie il y a des effets imprévus. L’impression que le travail scolaire relève de la sphère familiale et non de la sphère personnelle est renforcée : l’école devient une annexe du domicile familial et réciproquement. Dans les familles populaires, la distance plus grande des parents à la culture scolaire a pour effet bénéfique, sans doute paradoxal, de créer les conditions chez certaines jeunes filles notamment de considérer le monde scolaire comme un monde « personnel ». Leur moindre surveillance leur permet de transformer les études en « leurs » études. Cela ne produit pas de bouleversement dans les inégalités sociales, les mécanismes de reproduction sont plus lourds, ils dérivent pour une large part de ce que Bourdieu nomme « le capital objectivé », par exemple la présence d’une bibliothèque, le fait de voir ses parents lire. Mais cette pédagogie mi-libérale, mi-directive propre aux classes moyennes et supérieures, a pour corollaire une certaine indifférence des jeunes vis-à-vis de l’école. Ils vont à l’école, mais en tant que « délégués » de leur famille, et non à titre personnel. Cela peut inquiéter dans la mesure où le modèle de l’individu, propre à l’individualisation, n’est pas l’épanouissement dans une partie de sa vie, dans les loisirs. Se réaliser devrait inclure, idéalement, aussi la sphère du travail (scolaire et plus tard professionnel). Comment réduire la « fracture » entre les jeunes et le collège qui résulte, pour les jeunes des familles cadres, de cette identité clivée. Ce n’est pas l’individualisation qui est responsable, c’est une conception frileuse de cette individualisation. Laissons aux jeunes des terrains de jeu – la culture jeune pour dire vite – pour expérimenter leur identité personnelle et exigeons par ailleurs qu’ils restent « fils de » ou « filles de » famille pour les choses sérieuses. Tant que l’individualisation s’inscrira dans une telle pédagogie, les conditions d’une crise de l’école resteront posées. Si je ne me trompe pas, alors c’est aussi l’éducation familiale qui doit changer : non pas seulement dans le niveau d’exigence des règles, comme on le rappelle quasi-exclusivement, mais aussi, voire même et surtout dans une autre mise en œuvre de l’individualisation. Le clivage identitaire a trop d’effets négatifs pour ne pas être contesté au nom même du principe de l’individualisation.

C.P. Finalement, ce que vous développez ne va-t-il pas dans le sens des pédagogies nouvelles qui voudraient établir plus de ponts entre l’école et la vie réelle, entre l’universel et les particularismes, entre le dedans et le dehors, sans pour autant confondre les genres…

F.d.S. Vous avez raison, les pédagogies « nouvelles » ne proposent pas une conception clivée de l’identité de l’enfant, du jeune (même s’il faut éviter de poser que la vie « réelle » serait à l’extérieur). Elles développent un modèle de l’école qui autorise le jeune à expérimenter son identité, y compris dans le cadre d’activités scolaires, repensées. D’une part, les parents devraient laisser plus de responsabilité, progressivement, à leur enfant pour que ce dernier travaille à titre personnel et non pas à titre de délégué familial. D’autre part, l’institution scolaire devrait, elle aussi, repenser ses activités en prenant en compte l’individualisation des jeunes. On ne peut pas, en effet, faire comme si rien dans la société ne s’était passé, comme si le statut de l’enfant — avec la déclaration des droits de l’enfant, la diffusion des normes psychologiques d’attention à soi, la montée de l’injonction sociale à devenir soi-même – était resté inchangé ! Comment l’école pourrait-elle échapper à ces transformations alors que notamment la relation médecin-patient a été bouleversée ? Trois éléments doivent être pris en considération. Premièrement la crise de la « transmission » dans une société de l’incertitude et du risque, comme je l’analyse dans un des chapitres de Les uns avec les autres. Deuxièmement la manière dont la relation pédagogique doit prendre en compte l’individualisation de l’enfant, et le droit qu’à ce dernier à devenir maître partiellement de son existence, sans attendre l’âge adulte. Le troisième porte sur le rapport entre les deux premiers : comment la transmission doit-elle s’opérer dans une relation où l’enfant, le jeune n’est pas seulement défini comme « petit », comme sachant moins (ce qui est incontestable). Comment rendre conciliables le fait que le jeune soit « petit » en ce dernier sens (celui de l’inégalité du savoir) et le fait qu’il ait cependant des droits spécifiques, qu’il soit d’une certaine façon « grand » ? C’est un défi. Et la lecture, la relecture des théoriciens de la pédagogie « nouvelle » (qui ont, rendons-leur hommage, su anticiper ce mouvement de respect de l’enfant, contrairement à tant de pédagogues arque boutés sur la défense des grands principes de l’école républicaine. Enseigner et transmettre le savoir manifeste une reconnaissance incontestable de l’enfant et du jeune, mais ce travail n’est pas suffisant. Il doit désormais se faire dans un cadre différent afin que ces jeunes se préparent à devenir des citoyens actifs, à agir dans une démocratie participative. La pédagogie « ancienne » était conforme à des jeunes qui, en tant que citoyens, délégueraient leur pouvoir à des représentants ; la pédagogie « nouvelle » prépare des jeunes qui, en tant que citoyens, participeront à titre personnel aux affaires de la cité. Mes recherches sur l’adonaissance permettent d’appréhender concrètement la manière dont les jeunes apprennent à maîtriser un peu mieux leur destin d’individu. La réflexion doit se poursuivre car le lien entre le développement personnel et le souci du « général » n’est en rien évident. Si la période précédente, la première modernité (selon le langage de la sociologie), a privilégié la démocratie représentative, c’était pour régler ce problème : certains individus, certains groupes avaient pour mission l’intérêt général. L’extension de la démocratie requiert une nouvelle définition des individus, des citoyens à qui on reconnaît une compétence plus grande pour s’occuper de leurs affaires ensemble, et pour ne plus tout déléguer à des spécialistes. La pédagogie nouvelle, tout comme le processus d’individualisation, n’a de sens que dans cette perspective.

Propos recueillis par Jean-Michel Zakhartchouk.


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