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En parler à Manhattan

Philippe Watrelot a été le témoin direct de la destruction du World Trade Center par les attentats terroristes :
« J’ai appris le crash du premier avion ce matin à la radio et j’ai vu le deuxième (vers 9 h 10) alors que je me rendais au lycée. J’habite maintenant dans le Queens et la ligne de métro est aérienne avant d’arriver dans Manhattan. Tous les gens du wagon fixaient les twin towers et se sont arrêtés de parler au même moment. Elles étaient en flammes et la fumée se répandait dans tout Manhattan qui était plein du bruit des sirènes de police, des pompiers et des ambulances. Il régnait dans la ville une atmosphère d’état de guerre. »

Philippe s’est immédiatement trouvé confronté à la nécessité de prendre en charge ses élèves dans l’instant même du drame. Et beaucoup de parents de ses élèves travaillaient sur les lieux de l’horrible attentat :
« Je n’ai évidemment pas pu faire cours et j’ai surtout discuté et calmé les élèves que j’avais et dont pour beaucoup d’entre eux les parents travaillent dans le financial district, c’est-à-dire downtown, là où se trouvent les tours. Nous avions branché une télé dans la salle des profs et j’ai pu voir à 10 heures tout d’abord puis à 10 h 30 pour la deuxième les deux tours s’effondrer. Les métros, trains, aéroports et routes ont été bloqués une bonne partie de la journée, le bas de la ville est encore bloqué et les avions de chasse survolent Manhattan. State of war… Ce soir en rentrant tout le monde avait dans le métro les yeux tournés vers le bas de la ville. À cinq heures du soir, il se dégage toujours une épaisse fumée et là où il y avait le paysage urbain familier de ces deux tours jumelles (twin towers), qui sont avec l’Empire State Building et la Statue de la Liberté une des marques de la ville, il n’y a plus rien… »

Les cours ont repris le jeudi 13 septembre. Mais comment en parler ?…
« Les écoles ont été fermées le mercredi 12 et le maire a conseillé à tous ceux qui n’étaient pas indispensables de rester chez eux sauf pour aller donner leur sang.
Aujourd’hui jeudi les écoles sont réouvertes sauf bien sûr celle de Lower Manhattan. Jeudi matin, nous avons tenté de faire sortir les émotions ressenties par les élèves.
J’ai donc demandé à mes vingt-deux élèves de première ES d’écrire s’ils le souhaitaient (et dans la langue qui leur convenait le mieux) ce qu’ils avaient ressenti. Cela a été difficile au début mais ensuite certains ne parvenaient plus à s’arrêter et ont écrit plus de quatre pages et m’ont remercié, après, de leur avoir permis de se « libérer » ainsi. J’ai ensuite demandé si certains voulaient s’exprimer oralement. C’est là que les difficultés ont commencé. La première intervention a été en substance pour dire « c’est la faute aux musulmans »… Il faut rappeler que les médias et en particulier CNN avaient complaisamment montré les images des scènes de liesse en Cisjordanie durant toute la journée de mardi. Heureusement, ce qui fait la richesse de notre lycée, et au-delà, de la ville de New York, c’est que cinquante nationalités y sont représentées et certains élèves ont pu nuancer d’eux-mêmes ce type d’affirmations. J’ai beaucoup insisté sur les dangers de la stigmatisation et de l’amalgame. J’ai aussi essayé de leur montrer qu’une image n’est jamais neutre et est toujours une « production ». Mais je dois dire que tout cela était quand même assez tendu et que les élèves avaient, et c’est compréhensible, beaucoup de mal à prendre du recul. Par la suite, les élèves étaient plutôt demandeurs d’une reprise « normale » des cours et vendredi j’ai donc travaillé avec mes élèves sur les agents économiques, la croissance, la démarche des SES… Même si tout cela avait un côté un peu surréaliste. »

Raoul Pantanella.


Le jeudi matin les élèves du Lycée français de New York ont été réunis pour que le proviseur, M. Thézé, leur lise un texte appelant à la tolérance (cf. http://www.lfny.org) et qu’ils fassent une minute de silence :

« Nous avons vécu des heures douloureuses… Nous avons été les témoins indirects des attentats organisés contre les habitants de New York, de Washington et de Pennsylvanie, nous avons vu, à la télévision, dans les journaux les dommages et les dégâts causés par ces actes d’une extrême violence.
Ces crimes ont provoqué la mort de plusieurs milliers de personnes : des enfants, des hommes, et des femmes, d’origines différentes, de cultures différentes, de croyances différentes travaillant dans ce pays.
Aujourd’hui, nous sommes réunis pour rendre hommage à toutes les victimes de ces attentats.
Nous ne savons pas encore qui sont les auteurs de ces crimes, mais nous sommes convaincus que grâce au travail des différentes polices ils seront arrêtés, et confiés à la justice afin qu’ils soient châtiés.
Face à de tels actes barbares, nous devons opposer la justice et ne pas tomber dans le piège tendu de l’intolérance, de la haine et du rejet de l’autre au sein de notre communauté scolaire mais aussi dans tous nos actes de notre vie quotidienne.
Nous devons tous ensemble apporter notre soutien et notre solidarité aux victimes, à leurs familles, et à leurs proches. Le plus rapidement possible, toute notre communauté s’engagera à collecter des fonds, des vêtements, de la nourriture… tout ce dont peuvent avoir besoin les personnes frappées par ces actes ignobles. Nous vous tiendrons informés de ce que nous ferons tous et toutes ensemble.
Nous avons un devoir de mémoire vis-à-vis des victimes… Nous devons aussi nous tourner vers l’avenir, et vous êtes, vous les nouvelles générations, l’avenir de ce monde. Vous devez penser à « reconstruire » et continuer à croire aux valeurs de liberté, de justice et d’égalité qui sont les fondements de nos démocraties. La démocratie est le seul rempart face à la barbarie.
Nous allons observer ensemble une minute de silence en hommage à toutes celles et à tous ceux qui ont été les victimes de ces crimes. »