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Égalité des chances ou école démocratique ?

Les mots sont des pièges. L’égalité des chances est inscrite au cœur des valeurs démocratiques mais c’est une expression ambiguë, slogan politique justifiant la méritocratie et “label” appliqué à des actions disparates et sans cohérence. Elle se fonde sur un libéralisme prônant l’individualisme et niant les déterminismes sociaux à l’œuvre qui transforment les victimes en coupables. Dans cette perspective le bilan de la massification est à faire.
François Dubet et Vincent Troger nous rappellent que le mythe égalitaire s’effondre, se parcellise à la fin du XXe siècle. Denis Meuret avance le paradoxe d’une école américaine finalement plus juste que la nôtre. Avec l’égalité des chances, on avait inventé un slogan mobilisateur qui permettait de sauver la face : l’élitisme républicain rejoint l’organisation de la classe et de l’établissement voulue par l’église puis par le lycée napoléonien. Il y aurait un bâton de maréchal dans chaque giberne et un bicorne d’académicien dans chaque cartable. Pierre Merle nous aide à comprendre que la réalité est plus complexe et que la démocratisation s’accompagne de la persistance d’inégalités fortes. Si des pays comme la Finlande (Paul Robert) et la Corée trustent les meilleurs taux de réussite à Pisa et dans la croissance économique, comment expliquer que l’Allemagne soit si traumatisée par ses résultats scolaires et si fière de son économie ? Dans cette première partie, Françoise Lorcerie donne une autre clé de lecture en s’intéressant aux inégalités qui frappent les élèves immigrés : autant de chances de réussite scolaire mais avec une expérience sociale de l’école souvent dégradée et un fort sentiment d’injustice. L’égalité des chances apparaît dès lors comme un mythe peu mobilisateur et finalement assez éloigné des défis de l’école contemporaine, même si Francis Danvers en fait le « pire des systèmes à l’exception de tous les autres ». L’idéal de justice d’une école démocratique a une autre densité comme l’établissent les contributions de Jean-Michel Wavelet, Laurent Ott et Laurent Carcelès.
Pourtant, ce slogan, quoique discutable, peut être mobilisateur et fournir un « label » pour de nombreux dispositifs. Philippe Watrelot nous entraîne dans les arcanes d’une politique éducative de la ville. Régis Guyon explore la contribution d’une politique scolaire qui ne peut se réduire à des acquisitions linguistiques pour les élèves nouvellement arrivés en France. Il existe encore bien d’autres pistes, comme celle de l’enseignement scientifique dont les enjeux sont présentés par Mostafa Fourar, (ou, sur notre site, par la question des filles et des sciences) ; l’expérience du risque et de la confrontation de chacun avec ses peurs premières racontée par Bernard Hoarau. L’enseignement supérieur lui-même, dans ses deux versants, le pôle compétitif des classes préparatoires analysé par Pascal Combemale et celui, apparemment plus démocratique, du diplôme d’accès aux études universitaires développé par Anne-Catherine Oudart, se met à vouloir compenser les inégalités liées au lieu de naissance et à toutes sortes de déterminants. Il faut reconnaître que le recul est encore insuffisant pour apprécier le progrès démocratique de tous ces efforts. La moindre des choses est de les saluer, sans renoncer au fameux « droit d’inventaire ».
L’égalité c’est surtout la réalité quotidienne de la classe, si on ne s’y enferme pas. Le rendez-vous social se joue de plus en plus sur la réussite scolaire initiale mais aussi sur la capacité à s’intégrer dans une société aux exigences plus cachées que visibles. Patrice Bride nous livre des exemples de pratiques citoyennes qui illustrent l’insuffisance d’un slogan individualiste et antagoniste au regard des valeurs de fraternité et de solidarité d’une école républicaine et démocratique. Sylvain Connac confirme le propos en décrivant une nouvelle posture pédagogique fondée sur l’autonomie de tous les élèves. L’école démocratique ne laisse plus l’enseignant seul et confronté à la difficulté attribuée aux élèves ; c’est ce que nous donne à voir une équipe de Segpa (section d’enseignement général professionnel adapté) présentée par Catherine Benhamou. Pour Jean-Michel Zakhartchouk c’est l’action en classe, le regard porté sur les élèves, déjà évoqués fortement par Françoise Carraud, qui deviennent un guide d’action et s’étendent aux parents qu’il convient d’associer au maximum dans l’effort de décodage de l’école, du sens des savoirs scolaires mais aussi de leur rôle essentiel dans la transmission de la culture, véritable fondement du projet de vivre ensemble. Et Geneviève Zoia éclaire les comportements, les jeux sociaux d’évitement et d’enfermement que constatent les chercheurs en éducation : l’école démocratique se heurte de plein fouet à une urbanisation ségrégative qui confirme la voie étroite et ardue d’une marche vers une mixité « tenable » mais aussi durable et équitable. Depuis la Guyane, Laurent Schmidt reprend une situation particulière pour nous montrer le long chemin à parcourir avant de parvenir à l’égalité, qui passe par l’accueil de la diversité des élèves.
Peut-être faut-il préférer au concept ambigu d’égalité des chances celui d’égalité effective d’accès à l’éducation, à la formation, à la culture et à la qualification ? Choisir la réussite de tous plutôt que la seule méritocratie. Se mettre dans cette perspective nécessite de réfléchir aux conditions de la réelle démocratisation du système éducatif, de promouvoir le travail souvent méconnu des enseignants et des équipes qui s’efforcent, au quotidien, de rendre l’école un peu plus égalitaire. Tout en sachant aussi que l’action de l’école est freinée par les inégalités fortes existant dans la société.
Il ne suffit pas de changer l’école pour changer la société…