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Efficacité de l’École, marchandisation, décentralisation…

La question de « l’efficacité de l’École » est-elle une question taboue ? Ne doit-on pas se la poser ?
Distinguons tout d’abord la question de l’utilité de l’École et celle de son efficacité. L’utilité de l’École n’est plus discutée de nos jours. Chacun s’accorde pour considérer que l’investissement éducatif est un élément essentiel de la compétitivité des nations. L’éducation est d’ailleurs reconnue comme un enjeu de plus en plus important dans notre « société de l’intelligence ». Et les familles investissent désormais bien plus dans l’avenir de leurs enfants qu’au début du siècle dernier par exemple.
La question de l’efficacité est assez différente. Un fort consensus existe au sein de la technocratie comme du patronat, pour considérer qu’il est possible d’élever le rapport efficacité/coût de l’École en modifiant son mode d’organisation. Cet objectif n’est pas illégitime : l’argent public n’existe pas en quantité illimitée et ce qui est dépensé pour l’École n’est pas donné à la santé ou à la sécurité routière (ou en baisse d’impôts par les temps qui courent…). Cette volonté de recherche d’efficacité rejoint les préoccupations de nombreux enseignants qui critiquent un mode d’exercice très solitaire du métier, notamment dans le secondaire, une faible socialisation des expériences, une quasi-absence d’encadrement des enfants une fois les cours terminés, et une autonomie pédagogique qui aboutit à ne pas sanctionner les mauvaises pratiques, même quand elles sont patentes et connues de tous. Or, tout cela concourt à accentuer les difficultés des enfants des classes populaires tout en suscitant l’irritation des parents des classes moyennes.
Résoudre ces problèmes suppose cependant de rompre avec certains modes de fonctionnement : on peut décentraliser certaines décisions sans pour autant donner tout pouvoir aux chefs d’établissement ; on peut développer des mécanismes d’évaluation sans pour autant privatiser l’École ; on peut accepter d’associer plus les parents à l’École sans pour autant les instituer en consommateurs tout puissants. Tout est affaire de nuances. Et c’est sans doute en avançant sur ces questions qu’on pourra à la fois répondre aux difficultés des enfants des classes populaires tout en répondant aux attentes des parents des classes moyennes. Et couper l’herbe sous le pied des « réformateurs » qui pensent qu’il suffirait d’introduire des mécanismes de management inspirés des méthodes du privé pour résoudre tous les problèmes. Alors qu’on sait bien qu’une décentralisation non maîtrisée risquerait au contraire d’accroître encore les inégalités entre établissements.

Le débat sur l’efficacité ne masque-t-il pas une volonté de limiter les dépenses publiques d’éducation ?
Sans doute. Le budget de l’Éducation nationale demeure cependant le premier budget de l’État. La société doit de toute façon faire des arbitrages. On peut être de grands défenseurs de l’impôt, comme nous le sommes à Alternatives économiques et considérer que la possibilité pour chacun de disposer librement d’une partie de son revenu fait aussi partie des libertés fondamentales dans une société marchande comme la nôtre. Certes, il faut dépenser plus pour l’éducation, mais l’intérêt de ces dépenses doit être prouvé. Ce qui suppose d’accepter de voir évaluée l’efficacité du système scolaire. Reste à savoir comment procéder à cette évaluation. Les économistes néo-libéraux seraient prêts à l’établir sur des critères marchands, ce qui est absurde, alors que d’autres récusent par principe toute évaluation. Je crois qu’il faut faire la différence entre la légitimité d’un contrôle du travail des enseignants et l’excès de ce contrôle qui supprimerait la nécessaire autonomie pédagogique à laquelle nous sommes tous très attachés. On peut trouver des critères objectifs tels que « Est-ce que les copies sont rendues à temps ? Est-ce que le professeur est à l’heure ? » etc. Les enseignants devraient en fait revendiquer davantage de contrôles pour pouvoir défendre justement leur autonomie. Cela dit, évaluer les enseignants est une question très difficile, car l’éducation est plus un processus qu’un résultat.

Comment expliquer le blocage de certains dès qu’on parle d’efficacité de l’École, justement ?
Parce que certains enseignants ont peur de l’évaluation, sans doute parce qu’ils ne sont pratiquement jamais évalués par d’autres adultes (je le précise, car les enseignants sont en permanence évalués par leurs élèves !). Mais la raison principale du blocage sur la question de l’efficacité est ailleurs. Il traduit le fait que la majorité des enseignants sont sincèrement attachés au service public et au principe d’un enseignement qui puisse profiter à tous les enfants. Dans ces conditions, il redoute toute évolution qui va dans le sens d’une École plus marchande, plus régulée par la demande.
Car c’est bien là qu’est aujourd’hui l’ennemi principal. L’éducation est devenue aujourd’hui l’objet d’une « demande », demande adressée soit au secteur public, soit à l’offre privée qui se développe à côté ou en complément (comme en témoigne l’essor des petits cours grâce aux déductions fiscales « emplois familiaux »). C’est là que réside la vraie « marchandisation » plutôt que dans le distributeur de Coca-cola ou dans l’autocollant Microsoft sur les ordinateurs du CDI, ou dans les nouvelles règles de l’OMC. C’est l’objet même de l’École qui risque de devenir une marchandise. C’est son contenu, son organisation qui risque d’être de plus en plus défini par le jeu de l’offre et de la demande, par la pression de certaines familles, et non par la puissance publique, au nom de l’intérêt général.
Cette mutation est cependant contradictoire, elle témoigne aussi de l’intérêt accru de la société pour l’éducation. Elle accompagne le passage d’une école de classe (le lycée payant d’avant-guerre, les 3 % de bacheliers par génération en 1936, etc.) à une école de masse, dans un contexte d’inégalités persistantes voire croissantes, du fait du maintien d’un haut niveau de chômage.
Dans un tel contexte, les couches supérieures ou moyennes (dont les profs) ont envie par exemple que leurs enfants soient dans les meilleures écoles. Leur demande est forte et irrite parfois les enseignants. Mais il faut bien voir la réalité en face : face au développement des petits cours, le mouvement coopératif en est à proposer des chèques-éducation aux comités d’entreprise pour permettre aux élèves de parents non imposables de bénéficier eux aussi de « cours de soutien ».
On voit ici avec quelle acuité se pose la question de la prise en charge par l’École de l’aide au travail, de la lutte contre les inégalités scolaires. La marchandisation n’est pas seulement liée à la pression extérieure, elle reflète le rapport qu’ont des couches moyennes émancipées et plus individualistes à l’institution. Toute la difficulté est de bâtir sur cette volonté qu’ont certains parents de s’impliquer dans le système, sans oublier au passage les intérêts des enfants des couches moins favorisées. La demande des usagers peut aussi être positive à condition qu’elle ne dérive pas en un consumérisme débridé, débouchant sur une école ségrégative.

Pour certains, le capitalisme aurait intérêt à détruire les services et au-delà les savoirs. Qu’en pensez-vous ?
Il faut se prémunir contre l’idée d’un quelconque « complot » des élites contre l’École. Cela dit, le capitalisme n’agit pas spontanément dans l’intérêt de sa propre survie. L’Histoire nous l’a malheureusement appris. C’est au mouvement social et à la puissance publique d’inventer les mécanismes qui paradoxalement assurent la survie du capitalisme. Cela dit, les débats sur ce qui doit être gratuit et ce qui doit être payant en matière d’éducation ne sont pas simples. Qui doit payer la nécessaire augmentation des moyens de l’enseignement supérieur alors que cet enseignement profite surtout aux enfants de cadres ? Il y a certes consensus pour que la collectivité finance un enseignement secondaire gratuit, mais avec quels moyens ? Certains voudraient diminuer les dépenses publiques, sans que cela soit forcément dans l’intérêt bien compris du système libéral.

Comment voyez-vous dans tout ça la décentralisation ?
Ceux qui défendent avec le plus d’ardeur la décentralisation au nom de l’efficacité y voient souvent un moyen de casser la puissance du syndicalisme enseignant et de diminuer la bureaucratie, en rapprochant les modes de gestion des établissements de ceux d’une entreprise. Cela me semble une fuite en avant, une manière de renoncer à rétablir l’autorité de l’État sur le système, à redonner du pouvoir à l’administration afin de mettre en œuvre les objectifs définis par la collectivité. Pour moi, il faudrait commencer par développer et professionnaliser l’encadrement, réorganiser le travail des enseignants. On n’imagine pas une entreprise où autant de salariés qualifiés travailleraient sans avoir à leur service un encadrement plus important, moins pour les contrôler que pour les aider, fournir du soutien à eux, ou à leurs élèves…
Un renforcement de l’encadrement coûterait cependant plus cher, tout au moins dans un premier temps, la professionnalisation de l’armée. Mais on ne résoudra cependant pas les problèmes de l’École en empruntant des formules au secteur privé.

Propos recueillis par Philippe Watrelot et Jean-Michel Zakhartchouk le 17 mars 2004.