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École Freinet : une communauté d’apprentissage qui marche bien

Cahiers pédagogiques : Votre sous-titre
annonce : « fonctionnements et effets d’une pédagogie
alternative en milieu populaire ». En quoi cette pédagogie est-elle particulièrement efficiente et même nécessaire
en milieu populaire ?

Yves Reuter : Je ne dirai pas que cette pédagogie est nécessaire en milieu populaire. D’une part, parce qu’elle me paraît tout à fait intéressante quel que soit le milieu. D’autre part, parce que je ne pense pas qu’il existe en matière pédagogique de solution unique (voire miracle). Sans oublier que l’expression « milieu populaire » tend à uniformiser des milieux très différents… Il n’en demeure pas moins vrai que l’actualisation spécifique de cette pédagogie dans ce groupe scolaire s’est révélée particulièrement efficiente dans la mesure où elle a engendré des changements positifs sur de multiples dimensions, que ce soit au sein de l’école (apprentissages disciplinaires, investissement dans le travail, rapport à l’école, représentations, comportements…) ou même dans son environnement (relations école-familles, stimulation entre écoles…). Ces changements sont d’autant plus intéressants
qu’ils conduisent, dans nombre de cas, les élèves à obtenir des résultats supérieurs à des enfants de milieu équivalent mais soumis à d’autres pédagogies, voire à réduire certains
écarts avec des élèves de milieu plus favorisé. Ils touchent de très nombreuses dimensions et se sont parfois réalisés très rapidement (par exemple, en ce qui concerne les déviances).

C.P.: L’image d’Épinal de la pédagogie Freinet, c’est l’accent mis sur le plaisir de l’enfant. Est-ce ce qui ressort de votre recherche ?

Y.R. : Beaucoup de choses se disent ou s’écrivent sur cette pédagogie sans reposer, le plus souvent, sur des recherches sérieuses menées sur le terrain. Dans ce que nous avons pu étudier dans ce groupe scolaire, ce qui frappe surtout ce sont l’organisation, l’atmosphère de
travail et de sérieux, ainsi que les exigences. Ni laxisme, ni permissivité en tout cas. Et, d’une certaine manière, la dimension ludique semble peu présente (ce qui reste à interroger, plus avant). En tout cas, et c’est une autre
manière de penser la question posée, les élèves
apparaissent moins stressés et moins en ennui (et même moins en souffrance pour certains) qu’ailleurs. De multiples facteurs concourent sans doute à cet état de fait : le respect, psychologique et physique, dont ils bénéficient, la clarté des règles et des fonctionnements,
l’étayage constant des maîtres, l’intérêt qu’ils portent à leur travail, travail scolaire dont ils sont souvent initiateurs et dont ils perçoivent le sens et reçoivent les bénéfices (encouragements, socialisation…). En d’autres termes, l’accent est fondamentalement porté sur le travail et les apprentissages et le plaisir des élèves tient à ce qu’ils font et à ce qu’ils n’arrêtent pas de faire. Ce qui renvoie au rôle fondamental des dispositifs et à leur gestion et leur contrôle par les maîtres.

C.P. : La parole joue un rôle très important dans
les institutions mises en place dans la classe et l’école Freinet. Si l’on voit bien son rôle socialisant, n’est-elle pas envahissante ? Ne réduit-elle pas le temps des apprentissages ?

Y.R. : La parole est effectivement importante, sous des formes bien plus diversifiées qu’ailleurs (collective, interindividuelle, monologale, publique/privée…) et avec des conduites mises en place très précocement (le récit monologal public en maternelle…) Elle est doublement structurée : par les contenus et les fonctions d’une part, par des règles strictes, d’autre part. Elle ne me semble en
tout cas ni envahissante, ni réductrice quant au temps des apprentissages, notamment parce qu’elle participe fonctionnellement des apprentissages (élaboration collective, recherches, conférences…), parce qu’elle
permet l’appropriation de genres publics de discours, relativement formalisés et indispensables pour le cursus scolaire et la vie extrascolaire, parce qu’elle intègre la gestion de l’écoute et parce que, contribuant à la socialisation, elle participe des fonctionnements de la communauté de vie, de recherches et d’apprentissages que constitue chaque classe.

C.P. : Même si l’enquête semble montrer que les
élèves « Freinet » ne sont nullement désavantagés à l’arrivée au collège, le fonctionnement des apprentissages qui y domine ne leur fait-il pas perdre, ou mettre de côté, ce qu’ils ont appris à l’école Freinet : le questionnement sur les savoirs en particulier ? Autrement dit, votre recherche contribue-t-elle sur ce point à mettre en lumière
combien le collège n’a pas cessé de confondre enseigner et apprendre ?

Y.R. : Il est clair qu’il nous faut encore approfondir
nos recherches quant au devenir de ces élèves au collège (nombre d’élèves, suivi au long du cursus…). Mais il est vrai de dire, en l’état de nos investigations, que ces élèves ne semblent nullement défavorisés, mais qu’ils
paraissent mettre de côté, au moins en partie, ce qu’ils ont appris. Cela interroge effectivement les fonctionnements dominants en collège (tout autant que les fonctionnements dominants à l’école primaire d’ailleurs). Néanmoins une question complexe demeure
en suspens. Sur le moyen et le long terme, ces compétences acquises (questionnement sur les savoirs, esprit critique, distance analytique…) sont-elles perdues, latentes, réorganisées au sein d’autres stratégies ? Certaines
études montrent des effets sur le long terme (dans la vie d’adulte) et les nôtres révèlent que ces élèves se servent de certaines de ces compétences pour analyser et expliquer les fonctionnements du collège et s’y ajuster (même avec regret).

C.P. : Comment se fait la communication avec les parents de l’école ?

Y.R. : La communication avec les parents est un souci fondamental des maîtres ; cela explique qu’elle soit fréquente, précise et diversifiée ; cela explique encore qu’elle soit instituée (les parents sont rencontrés individuellement en début d’année et non convoqués uniquement en cas de problème). Les parents sont encore très régulièrement sollicités pour voir ce que les élèves ont réalisé (chaque samedi matin, lors des expositions, etc.) et pour animer des ateliers du soir voire intervenir, en fonction de leur compétence, dans telle ou telle activité scolaire. Le but est de les constituer en parents d’élèves (et non simplement d’enfants) et en adjuvants pédagogiques (plus qu’ailleurs les élèves les considèrent comme des personnes-ressources), c’est-à-dire en membres à part entière de la communauté éducative. Cela n’empêche nullement des règles strictes : l’ouverture est limitée, codifiée et pédagogique. Les effets de cette politique sont intéressants (meilleure implication, rapports améliorés, évaluation positive de l’école par les parents…) même s’ils demeurent fragiles (ce qui n’est pas étonnant rapporté à la
dureté des conditions de vie dans cet environnement). Je n’oublierai pas de mentionner, last but not least, le respect des maîtres pour les parents.

C.P. : En quoi ce que vous avez pu voir des apprentissages est-il particulièrement approprié pour faire le pari du « socle commun » pour tous ?

Y.R. : Cette question me gêne quelque peu car la notion de socle commun (et ses usages) mériterait un long débat. Néanmoins, l’ensemble des données que l’on a pu analyser laisse à penser que les démarches mises en place sont
favorables aux apprentissages visés. J’ajouterai ici une remarque. Très curieusement, on a l’impression que cette pédagogie « alternative » – de fait très marginale – remplit, mieux que les autres formes pédagogiques ailleurs dominantes, les objectifs que la nation fixe à l’école. Elle réalise paradoxalement cela au travers de fonctionnements atypiques mais qui concrétisent, eux aussi, les fonctionnements scolaires souhaités (respect mutuel, sérieux dans le travail, autonomie…). Cela mériterait d’y réfléchir en dehors de tout a priori idéologique… si c’est possible en France.

Propos recueillis par Florence Castincaud


Référence :

REUTER, Yves (dir.), équipe Théodile, « Une école Freinet. Fonctionnements et effets d’une pédagogie alternative en milieu populaire »– L’Harmattan, juin 2007, 264 pages, 23 €.
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