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Dynamiques familiales, histoires singulières

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Les enseignants d’aujourd’hui demeurent plongés dans une grande incertitude, celle de ne pas savoir quel est l’Homme du XXIème siècle qu’ils doivent former, et ce malgré une demande réitérée de leur part. Les réformes récentes n’ont pas répondu à ce questionnement essentiel pour des éducateurs, et les différentes équipes gouvernementales se sont contentées de rafistoler des programmes à une allure accélérée, ne permettant pas de fixer un objectif à l’horizon, ou de bâtir un véritable projet de société. Cette incertitude renforce « le malentendu scolaire », celui qui ne permet plus, ou pas bien, de définir un sens à l’école. Parents et enseignants se croisent, se rencontrent sans pouvoir s’inscrire dans une perspective commune, dans la construction d’un idéal sociétal partagé. Chacun est renvoyé vers ses prérogatives, même si, quelque part, tous deux sont les co-constructeurs de la société de demain, une société meilleure que celle d’aujourd’hui, porteuse d’espoirs universels.

De plus, il n’est pas possible d’entrevoir ce qui serait une attente universelle des parents, une demande qui apparaît souvent très égocentrique. Pourtant il nous apparaît de manière intuitive, et souvent confirmée par certaines années particulièrement propices, que lorsque l’on arrive à s’accorder avec les familles, alors tout se passe bien mieux, et nous éprouvons alors bien moins de difficulté à appréhender les inévitables problèmes scolaires qui surgissent, et ceux-ci trouvent en général une solution dans la sérénité.

Lien familial et parcours scolaires

Parmi les déterminismes scolaires, la filiation, le lien familial, tiennent une place privilégiée, mais comment s’exercent-ils ? Quel est, pour les enseignants, l’enjeu de la relation aux familles ? Qu’est-ce qui s’y joue ? En 1981, j’ai commencé une étude longitudinale, elle durera près de 15 ans. Cette étude a tenté d’aller au plus près des familles, afin de mieux comprendre les mécanismes mis en jeu, bien avant l’entrée dans l’école, dans leur investissement (ou non) dans le système éducatif. J’ai donc suivi une de mes promotions d’élèves à la fin de cycle 3 de l’école primaire, et j’ai rencontré plusieurs fois leurs parents et grands-parents au cours de différentes enquêtes. Cela m’a permis d’établir, de commenter, de réfléchir sur les carrières scolaires, professionnelles de toutes ces familles. Ces travaux se sont inscrits dans le cadre d’un parcours universitaire, partant du « Diplôme » puis d’un DEA à l’EHESS[[DEA de démographie « Les mythes familiaux. Le projet parental d’éducation » dirigé par Hervé Le Bras, 1992.]], en démographie et allant jusqu’à un doctorat de Géographie humaine à l’UPJV[[Doctorat de géographie « Géographie sociale de l’éducation : le cas des communautés indigènes et noires de Colombie », dirigé par Paul Oudart, 2000.]].

Les résultats de la première série d’enquêtes m’ont permis de mieux cerner ce qui rapproche, ou qui distingue, des jeunes parvenus au même niveau de leur cursus scolaire, lorsque ni les catégories socioprofessionnelles, ni la fatalité parentale n’expliquent plus rien. J’ai donc pu dessiner des trajectoires familiales, sur 3 générations, à partir des données factuelles et des entretiens menés auprès des familles. L’étude simple de ces trajectoires scolaires des enfants l’a attesté : les enfants sont les promoteurs, sinon les porteurs du projet parental, au point même qu’ils reproduisent souvent leurs aspirations. Il faut préciser que les aspirations parentales ne sont pas toujours ce qu’ils font, mais ce qu’ils auraient aimé faire. Voici les conclusions de ces premiers travaux :
Au vu de ce que nous venons d’observer, les parcours scolaires des enfants, des adolescents et des jeunes adultes, ne peuvent être analysés au seul critère du « niveau atteint ». Le type d’études, la voie, l’orientation, les choix,… sont empreints de stratégies familiales qui ne peuvent, ni doivent être ignorées, car elles les conditionnent. Les parcours scolaires, puis professionnels, évoluent en marge de la construction identitaire des individus, elle-même est intimement liée à l’histoire familiale, source de cohérence et de continuité. Les familles ne sont pas soumises de manière totale et inconditionnelle à l’Éducation nationale pour ce qui est de la scolarisation de leurs enfants. Celles-ci développent des stratégies pertinentes et souvent efficaces pour s’aider de l’institution, malgré des défauts récurrents (structurels, de communication,…), pour accomplir « le destin familial ».

En tenant compte de l’histoire des personnes, c’est à une séparation des flux selon les « mythes familiaux » que j’ai abouti : ce n’est pas tant la position occupée qui détermine, définit la personne (au niveau éducatif), que la projection qu’elle a dans l’avenir ou vers un idéal « mythique », à partir de son passé qu’elle a bien souvent reconstruit. Ce ne sont donc pas les répartitions qui m’ont intéressé, mais les dynamiques familiales engendrées par des histoires singulières, mieux à mêmes d’expliquer les parcours éducatifs, dont : les choix, les orientations, les renoncements,… Les différentes étapes de la scolarisation peuvent être observées comme des événements dont la dimension géographique serait significative ou pertinente pour être considérée comme interprétative des faits observés (selon certaines conditions).

Itinéraires et sens symboliques

Mais cette empreinte familiale oriente les itinéraires scolaires et professionnels à condition de les lire à travers les contenus symboliques qui leur sont attribués : devenir enseignant ne signifie pas la même chose quand on est fille de petit exploitant agricole, quand on est fils d’enseignant, ou quand on est indigène militant, mandaté par sa communauté… Après avoir listé quatre principaux mythes familiaux[[Principaux mythes familiaux : le mythe du responsable, le mythe de l’autodidacte, le mythe ouvrier, et le mythe de destination.]] correspondant à des faisceaux de trajectoires particuliers, il devenait intéressant de tester ce modèle dans d’autres lieux, avec d’autres populations à l’organisation sociale et familiale différente. L’opportunité de travailler en Colombie est venue[[J’ai travaillé au sein de “La Grande Expédition Humaine” de l’Université Javeriana de Bogotá, un ensemble de projets scientifiques visant à redécouvrir les peuples d’Amérique du Sud, 500 ans après leur découverte au moment de la Rencontre des Deux Mondes.]], de pouvoir aller dans des communautés dont les structures sociales, familiales, sont très différentes des nôtres, mais qui respectaient des conditions d’enquête adaptées à la nature des protocoles établis (dans espace cohérent ; soumises à contraintes écologiques identiques ; une population quantifiable, finie et homogène,…).

Puerto Nariño Palenque Providencia
géographie continentale côtière insulaire
composition ethnique bi-ethnique noire noire
racines indigènes noires noires et blanches
économie agriculture pêche agriculture élevage pêche tourisme
relations économiques isolée intégrée dépendante
organisation politique cabildo autonome statut particulier

J’ai donc réalisé dans ces 3 communautés la même enquête qu’en France, et j’ai rencontré les familles (enfants, parents, grands parents si possible) et j’ai reconstitué les filiations et les parcours scolaires en privilégiant les étapes importantes des carrières scolaires ainsi que des biographies. Dans le Putumayo, les enfants ne sont pas toujours élevés par leurs parents, mais sont confiés à des familles dans lesquelles ils passent une partie de leur vie. Au Palenque de San Basilio, les femmes en âge d’avoir des enfants ont un rôle économique majeur qui les empêche d’élever leurs enfants. Un système d’alliance leur fait confier leurs enfants à des familles choisies durant cette période. La problématique des communautés insulaires est de ne pas avoir d’établissement pour la formation des jeunes qui doivent quitter les îles et aller en internat pour des périodes longues, dans des maisons d’accueil familial sur San Andrès ou sur le continent. Malgré tout, au vu des hypothèses de départ, les membres des communautés indigènes et noires développent, vis à vis de l’éducation, des stratégies différenciées qui ont des composantes géographiques observables. Ces stratégies d’appropriation se manifestent de manière intentionnelle et organisée, selon les différents sous-groupes qui composent chaque communauté (selon les mythes familiaux), et que nous avons constitués.

Figure 1 : Représentation chorématique des stratégies éducatives familiales dans la communauté indigène de Puerto Narino

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En ne regardant que les tracés de couleur, on peut voir que Puerto Narino est une communauté indigène où sont présentes 3 stratégies familiales distinctes :

  • celle des « responsables » qui ont un engagement politique, qui sont très attachés aux valeurs de leur communauté, ils ont des parcours de vie dans celle-ci (ou du moins dans un espace géographique « traditionnel »), tout en allant voir ailleurs pour acquérir les qualifications qui leur manquent. L’école est pour eux importante, elle doit être soumise et contrôlée par la communauté.
  • celle des « autodidactes » qui, en général, ne font que passer dans la communauté, ils la quitteront s’ils trouvent mieux ailleurs. Pour évoluer dans la vie, l’école constitue un moyen, mais il n’est pas le seul.
  • celle des familles relevant du « mythe de destination » : ces personnes souhaiteraient partir, mais n’arrivent pas à déterminer comment, leur stratégie est très individualiste, et ils sont indifférents à l’école.

Toutes ces stratégies sont inscrites dans des parcours géographiques que j’ai pu suivre au cours de ces enquêtes. L’exploitation chorématique[[La chorématique, dérive du terme chorème proposé en 1980 par Roger Brunet, cherche à mettre en place les règles de lecture des structures spatiales.En effet, si complexes soient-elles, les structures spatiales les plus irréductibles se ramènent souvent à un nombre réduit de formes et de processus élémentaires et très simples. ces formes correspondent, en fait à des logiques sociales non moins élémentaires. Les principaux concepts chorématiques utilisés dans mes recherches étaient : la trajectoire, la partition de l’espace, et les frontières.]] est une forme de représentation idéographique qui m’est apparue particulièrement adaptée pour rendre compte de ces stratégies dans leur inscription spatiale.

L’appropriation des systèmes éducatifs, et la perception que nous pouvons en avoir, s’inscrit dans le temps, à travers les générations, car la simple observation synchronique ne peut suffire. Parler d’une communauté indigène ou noire ne doit pas donner l’illusion d’une homogénéité globale, si tant est qu’on en puisse y voir a priori les apparences : celles d’une culture fortement partagée et solidaire, celles d’une closure impénétrable, de modes de vie singuliers, de pratiques démographiques originales, etc… Il est même possible d’identifier des sous-groupes ayant des caractéristiques propres, et que l’on peut retrouver et comparer dans chacune des 3 communautés explorées. Mais pour cela, il a été nécessaire de rétablir les règles de la composition familiale et sociale, afin d’en suivre le vécu des différents membres, des différentes filiations.

Tout au long de ce travail d’enquête, je continuais mes rencontres avec les parents d’élèves, et mon regard, mon attention a beaucoup évolué au fil du temps. L’enfant est l’incarnation symbolique de trois désirs : celui de son père, celui de sa mère et le sien[[Tiré de l’article de C. David : « Nous sommes tous des enfants de Dolto ».]]. Si l’éducation est un projet pour l’avenir, alors il est possible d’accompagner des enfants, des parents, dans une démarche qui consiste à imaginer l’avenir et les aider à construire le morceau de parcours qui peut les y emmener. Nous tenons une place privilégiée, celle de « passeur de culture » et c’est ce dialogue vrai qui nous intéresse, les jeunes, les parents et les enseignants.

Olivier Francomme, Université de Picardie Jules Verne.