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Du tourisme scolaire à la géographie du tourisme

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Pas de contrôle à l’entrée de Yasmine-Hammamet [En savoir plus], 65 élèves de seconde du lycée Angellier de Dunkerque [En savoir plus] franchissent le portillon sans y prêter attention, les caméras de sécurité sont invisibles, les murs aveugles imitant ceux d’une médina classique font décor. Nous ne sommes pas à Los Angeles[[Mike Davis, City of quartz, Los Angeles, capitale du futur, Editions la Découverte et Syros, Paris 2000.]], ici la privatisation de l’espace public n’a rien d’agressif. Au « carrefour des religions », à deux pas de la « rue des droits de l’homme » Aladin vend du pop corn. Un nain hilare nous invite « grande soirée spécial disco en votre honneur !». Le contact est facile, tout est en français, l’arabe est dans le décor : calligraphie-logo. C’est propre, pas d’odeur. Même pas celle du jasmin : c’est l’hiver.

Imprégnation du lieu, consigne minimaliste : « ouvrez les yeux, comparez avec la médina d’Hammamet où nous étions hier ».

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Je nomme les infrastructures, désigne les panneaux des rues, les éléments d’architecture (moucharabiehs, arcs outrepassés, colonnettes…) « inspirés de la tradition ». À la grille de Carthageland, Adrien s’intéresse aux attractions avec un sourire distancié. Le groupe de garçons compare les prix avec ceux des parcs français et belges… À la sortie nous cédons à la tentation de la photographie à côté des éléphants d’Hannibal…

De retour à l’hôtel, assis en cercle dans le jardin, le débat s’engage: « c’est quand même plus propre que dans la vraie médina », « le pop-corn, c’est pas très couleur locale », « ça doit pas être donné… » « ils sont bien plus sympas que les commerçants de Sousse… », « ils vendent les mêmes trucs à touristes », « c’est dommage qu’on n’ait pas pu voir les appartements », « quand même les éléphants en carton ça fait toc ! », « il y avait même des journaux français ! », « et le nain ? vous avez vu le nain ? » « il était marrant ».

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Je n’y tiens plus : « vous n’avez rien vu à Yasmine Hammamet !».. Nicolas relance « c’est comme le gars déguisé en Aladin, c’était un peu ridicule », « c’est tout du faux, moi j’ai préféré la vraie Médina…», « ouais, mais c’est pas pour les touristes ! ». J’oriente le débat autour du concept d’authenticité. Tous sont bien vite d’accord : ce qu’ils ont vu à Yasmine n’a rien d’authentique, tout cela ce n’est pas la « vraie Tunisie » et en effet c’est un problème. Je jette à nouveau le trouble en demandant où est la « vraie Tunisie » ? La trouve-t-on dans les souks de Sousse et de Tunis ? N’y a-t-il pas également mise en scène du patrimoine dans ces lieux plus « authentiques » ? Car « même les lieux touristiques situés dans la médina de Tunis sont le résultat de projets très étudiés par des acteurs publics ou privés qui s’avèrent généralement très au fait des questions patrimoniales.

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La mise en scène du patrimoine va même jusqu’à reconfigurer les lieux afin de les présenter sous leur meilleur jour[[Pierre-Arnaud Barthel, Enchanter les touristes en médina : mise en scène et construction de lieux « orientalisants ». Les cas de Tunis et de Yasmine Hammamet, communication au congrès de l’AFEMAM 2 juillet 2004.
http://reenchantement.free.fr/Barthel.pdf ]] ».

Observation la moins dirigée possible sur place, débat le plus ouvert possible à l’hôtel, j’avais choisi de ne pas leur fournir un questionnement qui aurait orienté leur regard. J’espérais pourtant qu’ils auraient fait la différence avec les lieux touristiques déjà visités : Carthage, Sidi Bou Saïd, Port El Kantaoui, l’ancienne Médina d’Hammamet… ils comparent en effet, mais sans échapper au rôle que la mondialisation leur assigne : celui de consommateurs. Nous avons fait émerger les grilles de lecture du paysage touristique dont disposent ces enfants de la disneylandisation[[Sylvie Brunnel, La planète disneylandisée, chronique d’un tour du monde, éditions sciences humaines, 2006.]]. C’est d’ailleurs là dessus que jouent les concepteurs du lieu.

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Cette phase tunisienne du travail scolaire illustre le paradoxe du voyage scolaire géographique. Là où le sens commun voit dans le déplacement sur le terrain la découverte du monde, la confrontation directe avec le concret, la rencontre de l’altérité, je constate l’inverse : tout ici est de l’ordre de la reconnaissance familière et de l’illusion. Par lui-même, ce déplacement sur le terrain ne fait que renforcer les représentations qui font écran à l’appréhension critique d’une géographie du tourisme.

Le retour au lycée de Dunkerque ne pouvait permettre, à lui seul, de prendre cette distance critique qui manquait sur place. Et puisque l’obstacle était dans cet investissement par les élèves d’un rôle social, celui de consommateur de tourisme (en partie issu de l’ambiguïté de tout voyage scolaire), le recours au jeu de rôle[[Yannick Mével, Des jeux de rôle en géographie, Cahiers pédagogiques N° 401, février 2002]] s’impose. Le dispositif didactique que je mobilise s’organise alors autour d’un retour progressif aux formes scolaires classiques : jeu de rôle, texte argumenté et enfin cartographie.

Il y aura un ministre du développement et du tourisme, deux touristes occidentaux, des habitants d’Hammamet employés à Yasmine, un directeur d’agence de voyage française, un alter mondialiste, un directeur d’hôtel, un opposant au gouvernement, un religieux traditionaliste, un agriculteur. Des journalistes seront chargés d’animer le débat, d’autres en rendront compte par des dessins. Question centrale : « la nouvelle médina de Yasmine Hammamet est-elle une bonne ou une mauvaise chose ? ». Deux heures en salle informatique et quelques autres au CDI ou à la maison, et nous voilà avec une masse de chiffres, d’images et de textes !

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Pourtant, les débats (un par demi-classe) sont d’une grande clarté ! Les journalistes animateurs ont préparé un diaporama qui présente le site de Yasmine Hammamet, ils passent la parole successivement à chacun et en une heure tous sont intervenus. Les « pour » et les « contre » se sont affrontés avec vigueur parfois mais sans que j’intervienne pour séparer les belligérants. Et l’objectif principal est atteint : chaque élève a quitté le seul point de vue du consommateur pour envisager la question sous l’angle de la production et de la rentabilité économique, de l’emploi durable, [Voir les dessins et leur commentaire], de l’aménagement de l’espace touristique, de la concurrence entre activités… L’angle esthétique qui avait prévalu sur place n’est pas totalement oublié dans les jugements mais les débats ont permis de développer les thèmes de la gestion de l’eau, des déplacements (nord-sud pour les touristes et pendulaires pour les employés), des stratégies politiques de développement… [Voir le dessin et son commentaire]. La complexité des enjeux du tourisme dans le Tiers-Monde[[Voir à ce propos l’ouvrage de Georges Cazes, Les nouvelles colonies de vacances ? Le tourisme international à la conquête du Tiers-Monde, L’Harmattan, 1989.]] est apparue clairement. Enfin… je n’en suis pas si certain car c’est moi qui ai reformulé les débats sous forme de question de géographie ! Individuellement ils rédigent ensuite un compte rendu organisé du débat dont l’énonciateur est leur personnage. Cette tâche permet de revenir à une forme scolaire plus classique ce qui contribue à légitimer cette étude aux yeux des élèves et de leurs parents. Les « journalistes » présenteront leurs dessins.

Textes et dessins témoignent d’un déplacement important. Promoteur, touristes, travailleurs tunisiens, femmes d’Hammamet (…), les personnages sont quelque peu caricaturaux, mais ils agissent, se déplacent, organisent l’espace par la mise en tension de leurs intérêts, de leurs représentations du territoire et d’une stratégie. Ils se comportent comme des acteurs spatiaux : on est loin des évidences consuméristes du premier jour quand les infrastructures et les hommes n’étaient que décors ! Les élèves sont passés d’une description statique et d’une évaluation esthétique du paysage-décors à un débat sur des enjeux socio-politiques.

Mais ceci ne suffit pas, il leur reste à prendre explicitement en compte la dimension spatiale du phénomène. J’y consacre les deux dernières heures de module de l’année. Je projette trois dessins d’élèves [Voir les dessins et leur commentaire], que je décrits avec un vocabulaire de géographe. Nous sommes en présence de pseudo-cartes. Voila qui introduit le passage à la dernière étape de ce parcours vers une géographie du tourisme. : chaque équipe de trois-quatre élèves construit un objet cartographique qui doit défendre une thèse tranchée. La consigne les déroute un peu. D’autant qu’il n’y a pas de fond de carte. Mais dans l’année nous avons déjà fait ce genre de schéma, le dépaysement n’est pas total ! Ils reprennent leurs comptes rendus des débats, cherchent ce qui est cartographiable (des portions d’espace, des déplacements, des infrastructures…) s’interrogent sur le choix des symboles, me soumettent des brouillons et finissent dans l’urgence.

L’exercice permet la prise en compte de niveaux scalaires différents en particulier l’inscription dans une mondialisation dissymétrique. Voici deux des productions [voir la carte « pour » et son commentaire : lien vers carte pour.jpg], parmi les plus abouties. Ces schémas cartographiques disent le niveau d’appropriation des enjeux par les élèves : s’ils insistent sur les aspects environnementaux, [Voir les cartes « pour » et « contre » et leur commentaire] ils ont davantage de mal à spatialiser et figurer les aspects sociaux et politiques de la question. Ces schémas me permettent aussi de confronter les élèves une dernière fois au fait qu’un objet cartographique exprime un point de vue sur le monde qu’il convient de décoder quand on est lecteur. Il faut donc que dans sa légende le producteur en donne les clefs.

Enfin ces deux schémas illustrent le chemin parcouru depuis la visite initiale dans la perception de l’espace géographique de Yasmine Hammamet : du visible à l’invisible, du dessinable au cartographiable, des représentations spontanées à l’ébauche de représentations synthétiques, de l’enfermement du regard dans le paysage immédiat à la prise en compte des changements d’échelle. C’est toute la démarche d’une géographie dynamique que j’espère mettre ainsi en actes. Le voyage scolaire n’est pas seulement rencontre avec une « étude de cas » qui illustrerait un thème du programme (les littoraux et l’eau en l’occurrence), il est une étape dans un parcours d’initiation géographique. La rencontre du monde s’y fait autant dans le retour, par la prise de distance guidée, que dans la visite elle-même.

Yannick Mével, professeur d’histoire géographie, lycée Angellier, Dunkerque.