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Discours d’ouverture

Bonjour à tous et bienvenue aux troisièmes assises de la pédagogie organisées par le CRAP-Cahiers pédagogiques. Elles viennent après celles de 2007 “Résister et proposer” et de 2009 “Changer l’École avec les enseignants”.

C’est une lourde tâche que celle qui consiste à ouvrir une manifestation telle que celle-ci. Il y a plusieurs écueils. Le premier est de s’en tenir à quelques platitudes et autres phrases rituelles. Le deuxième est de conclure dès l’introduction sans laisser d’ouverture pour la suite des débats.
Je vais essayer d’éviter ces deux écueils en répondant cependant à trois questions :

  • Pourquoi avons-nous voulu faire ces assises ?
  • Avec quels leviers pouvons-nous « changer l’école », dans quelles directions voulons-nous aller ?
  • Dans cette période complexe, quels sont les pièges auxquels nous sommes confrontés ?
    Mais bien sûr, il ne s’agit que de pistes que je suggère aujourd’hui et qui seront ensuite questionnées tout au long de ces deux journées.

1. Pourquoi ces assises ?

Cette question peut paraitre simpliste. La date et le titre donnent une première réponse : pour peser sur la campagne présidentielle et faire entendre nos revendications.
Mais au-delà de cette évidence, il y a plusieurs convictions fortes qui animent le travail de notre association depuis de nombreuses années.
D’abord l’idée que les questions d’éducation sont l’affaire de tous et ne doivent pas être réservées aux seuls spécialistes autoproclamés et aux « professionnels de la profession ». Nous voulons que l’école soit l’objet d’un réel débat citoyen et qu’on puisse dépasser les simplismes et les références à un passé mythifié.
Autre conviction : celle de la nécessité de travailler en réseau. Ces troisièmes assises de la pédagogie, tout comme les précédentes, s’appuient sur un travail en partenariat avec les autres associations complémentaires de l’école et les mouvements pédagogiques. Nous avons plus particulièrement travaillé avec Éducation & Devenir et l’AFEV, mais toutes les autres associations ont été invitées à participer. De même pour les principaux syndicats et les partis politiques progressistes qui seront présents dans les différentes tables rondes et ateliers. Nous voulons être une passerelle entre nos différents partenaires, et même, soyons ambitieux, jouer un rôle de laboratoire d’idées.
Mais si nous avons souhaité faire ces assises de la pédagogie, c’est surtout parce qu’il y a urgence. Certes, la période de la présidentielle est un moment privilégié, car elle permet de brasser de nombreux sujets de débats. Et nous nous réjouissons que, dans cette première séquence de la précampagne, l’école soit un thème important du débat. Mais la situation le mérite, présidentielle ou pas. Si nous avons donné pour titre « Pour une école plus juste et plus efficace », à ces journées, c’est bien parce que celle-ci est aujourd’hui injuste et peu efficace.
Injuste et inégalitaire. Toutes les études récentes, nationales ou internationales le montrent : dans l’école française, le poids de l’origine sociale est déterminant dans la réussite scolaire. Le fameux ascenseur social est en panne depuis fort longtemps malgré les incantations gouvernementales à une égalité des chances qui n’est qu’un trompe-l’œil masquant une école élitiste et qui fabrique de l’échec.
Peut-on dire d’une telle école qu’elle est efficace ? Si l’on s’en tient à une définition simple, l’efficacité qualifie la « capacité d’une personne, d’un groupe ou d’un système de parvenir à ses fins, à ses objectifs (ou à ceux qu’on lui a fixés) ». L’efficacité n’est pas un gros mot libéral. La première condition de l’efficacité, c’est l’existence d’objectifs clairs. Être efficace, c’est ensuite se donner les moyens les plus appropriés de parvenir à ses fins. Or, l’analyse que nous faisons, c’est que ces deux conditions ne semblent pas remplies. L’école a aujourd’hui un problème de gouvernance et n’est pas dotée d’un véritable projet motivant et légitime. S’agit-il, comme dans l’école de la IIIe République, d’élargir la base de recrutement des élites dans un système restant très sélectif et produisant de l’échec, ou alors de poursuivre (ou plutôt de reprendre) l’effort de démocratisation en agissant pour la réussite de tous ? Faute d’objectifs clairs, l’école ne parvient pas à se doter des moyens les plus appropriés pour parvenir à ses fins. La superposition des dispositifs, la tension constante entre l’autonomie et le contrôle central, l’absence de formation et de définition claire des tâches des enseignants, la difficulté à identifier, évaluer et diffuser les pratiques innovantes sont pour nous des handicaps tout aussi importants que la réduction des moyens attribués à l’Éducation nationale. Ils sont les signes d’une école peu efficace. Et le seul retour à des créations de postes ne suffira pas à lui tout seul à résoudre les problèmes de l’école.
Qu’on me pardonne cette contrepèterie notée au hasard d’une manifestation (mais dont j’ai appris depuis que Francis Blanche en était l’auteur) pour clore provisoirement sur ce thème : il ne s’agit plus de seulement « changer le pansement », mais bien de « penser le changement »

2. Quels leviers ?

La deuxième question que je souhaite traiter est celle des leviers sur lesquels agir, de la direction dans laquelle nous souhaitons que l’école s’engage. D’une certaine manière, les douze propositions que nous vous soumettons sont un élément de réponse, ainsi que les ateliers où nous pourrons débattre et voir concrètement comment dans les établissements nous pouvons changer l’école.
Nous avons cependant identifié trois thèmes majeurs qui nous semblent au cœur du débat et dont nous avons fait les sujets des tables rondes.
Le premier enjeu, c’est celui des contenus et des approches de l’enseignement posé aujourd’hui par la question du socle commun. Le CRAP-Cahiers pédagogiques s’est fortement engagé sur ce thème, car nous sommes persuadés que c’est un levier important pour faire évoluer les pratiques, les modalités d’évaluation des élèves au service d’une pédagogie plus explicite, et pour se poser vraiment la question de la réussite de tous et de l’efficacité et de la durabilité des apprentissages. La logique du socle commun nous amène à mieux identifier les ressources à faire acquérir aux élèves et à les mettre dans des situations complexes et inédites pour en évaluer leur maitrise. Nous savons bien, et nous l’avons dénoncé très tôt, les dérives possibles conduisant à ces fameuses « usines à cases ». Mais la mise en évidence des limites ou l’accumulation des préalables doivent-elles nous empêcher d’avancer ? Car c’est bien un enjeu démocratique qui est posé. Qu’il y ait un engagement de la nation sur ce que chaque élève doit maitriser est un progrès dans une école dont nous disions qu’elle est restée beaucoup trop élitiste. Aller vers une pédagogie plus explicite est tout aussi important quand on se rappelle que les débuts de la sociologie de l’éducation en France sont marqués par les travaux de Bourdieu et Passeron montrant justement que les « héritiers » sont ceux qui réussissent à l’école, car ils en possèdent les codes implicites.

Le deuxième enjeu, c’est celui de l’évolution du métier d’enseignant. Là aussi, les débats sont nombreux et souvent bien mal posés. Car, plutôt que de parler de transformation du métier ou de parler même de réforme, ne serait-il pas plus pertinent de reconnaitre que le métier a déjà changé ? Qu’il s’agit plutôt d’intégrer ces missions déjà effectuées aujourd’hui plutôt que de laisser croire qu’il s’agit encore de charger la barque des enseignants, et des les culpabiliser ? Le métier est aussi marqué encore par un fort individualisme, que nous combattons. Notre revue, nos rencontres, les débats que nous proposons reposent sur l’idée qu’il faut renforcer la réflexion et le travail collectifs des enseignants. Notre conviction est aussi celle de la nécessité d’une formation initiale et permanente forte qui permette l’évolution de la pédagogie et l’accompagnement de l’innovation. Là aussi, nous souhaitons que des propositions fortes émergent des tables rondes et des ateliers pour donner encore plus de sens à cette évidence : « enseigner est un métier qui s’apprend » (et collectivement).

Le troisième débat, celui de la gouvernance et du pilotage des établissements, pourrait lui aussi être très vite piégé. On fait souvent appel, comme une incantation, aux principes républicains pour réaffirmer le principe d’égalité qui serait menacé par l’autonomie des établissements, vue comme une dérive managériale et libérale. C’est oublier que l’autonomie peut être celle des équipes qui apportent des solutions propres au contexte dans lequel elles se trouvent, mais dans le respect d’un cadre national définissant clairement les objectifs et les finalités du système éducatif. Une école plus efficace, comme je le disais plus haut, c’est peut-être une école qui est plus claire sur les finalités et plus souple localement sur les procédures et les dispositifs à mettre en œuvre pour y parvenir.

3. Éviter les pièges

Je voudrais terminer cette déjà trop longue intervention en essayant de repérer quelques pièges dans lesquels il nous faut éviter de tomber, ici et dans les mois à venir. Car s’il faut se réjouir que l’école soit un des thèmes majeurs de la campagne qui démarre, encore faudrait-il que le débat soit bien engagé.

  • Éviter d’accumuler les préalables.
    S’il est nécessaire d’évoquer la question des moyens, tant l’école a été mise à mal au cours de ces dernières années, il faut considérer que ceux-ci sont nécessaires, mais pas suffisants pour faire changer l’école. On ne peut réduire le débat sur l’école à un seul discours de restauration et à la seule logique quantitative. S’agit-il de recréer des postes ou de refonder l’école ?
    Comme nous le disions dans le titre donné aux premières assises de la pédagogie que nous tenions en 2007, l’enjeu a toujours été double : « Résister et proposer ».
    Certes, les années qui viennent de s’écouler ont surtout été celles de la résistance à des pseudo-réformes qui ont conduit le milieu enseignant à être très méfiant vis-à-vis de tout ce qui était proposé par le ministère. Mais nous pensons qu’il y avait malgré tout matière à faire évoluer le système et les pratiques dans les interstices de certains des dispositifs proposés et de se saisir des marges de manœuvre pour chacun d’entre nous dans sa classe, son établissement.
  • Sortir des mots piégés qui empêchent de penser…
    Mais la partie est rude tant les mots sont piégés et détournés de leurs sens, conduisent à des blocages et des crispations.
    C’est notamment vrai pour le discours ministériel. Jean Michel Zakhartchouk, dans sa tribune titrée « Au pays du mensonge déconcertant » sur le site du Café pédagogique ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit que « le portrait qu’on nous dresse des réformes récentes est tellement rose et tellement décalé par rapport à la réalité qu’on a envie simplement de hausser les épaules et de se contenter d’énumérer les suppressions de postes, le manque de moyens dans des secteurs très défavorisés, les économies dérisoires faites au détriment de la formation des enseignants ou de l’accompagnement des RASED. » Et notre ami s’emploie à démonter et même à déconstruire, les slogans du ministre. « Le ministre voudrait lancer la “révolution” de l’accompagnement personnalisé, réclame du “sur-mesure” contre la prétendue uniformité du collège unique. Or, bien au contraire, les établissements scolaires, privés de marges de manœuvre, soumis à des programmes toujours aussi démentiels (voir la lourdeur des programmes du primaire), vont limiter à la marge l’accompagnement ». On retrouve aussi la même thématique dans un texte de Claude Lelièvre qui, sur son blog, s’élevait contre ce qu’il appelait les « expressions détournées ». En effet, les pédagogues peuvent légitimement s’indigner lorsqu’on constate que les idées d’autonomie, de projet ou de compétences qu’ils ont défendues sont vidées de leur sens et utilisées à l’envers de ce qu’elles devraient être.
    Mais cette lutte contre les mots piégés ne doit pas s’appliquer au seul ministère, mais aussi à tous ceux, au sein du monde enseignant qui surréagissent et surinterprètent le sens de certains concepts. Alors que nous sommes au début des ces assises, je forme un vœu : et si nous parvenions tous ensemble avec nos parcours différents, nos références propres, à dépasser les mots qui font écran et empêchent de penser ? Par exemple sur le débat sur les compétences. Serait-il possible d’admettre que celles-ci ne sont pas uniquement un gros mot libéral forgé dans le cadre d’un complot visant à la destruction des connaissances et à l’amélioration de l’employabilité des travailleurs ? Mais inversement, si l’on considère que c’est aussi une approche féconde qui peut permettre une meilleure acquisition des connaissances, il nous faut admettre alors qu’il y a aussi des dérives possibles dont il faut être alerté pour les éviter…
  • Se méfier des postures et des discours et se raccrocher aux pratiques
    On se souvient du retentissement qu’a eu le positionnement de Philippe Meirieu sur ce sujet dans un entretien avec Marcel Gauchet paru début septembre dans Le Monde . Ce texte a beaucoup circulé dans les réseaux sociaux et a été beaucoup commenté. J’ai eu, à cette occasion, de nombreux échanges avec Philippe (ancien rédacteur en chef des Cahiers pédagogiques, faut-il le rappeler) et je voudrais citer quelques phrases d’un de ses derniers messages qui explique sa position : «Je discute avec les innovateurs des points qui me paraissent susceptibles justement de bloquer certaines innovations. Mais je trouve que tout cela dure un peu trop maintenant et reste trop abstrait. Passons à des applications plus concrètes et à des propositions plus précises sur les pratiques que nous voulons promouvoir… »
    Je voudrais rebondir sur cette dernière phrase. Au-delà des slogans, passons à des propositions plus précises sur les pratiques que nous voulons promouvoir. C’est le sens de l’affiche que nous avons retenu pour ces assises. De mes années d’enseignement et de militant pédagogique, je retiens une conviction forte : il faut se méfier des postures et des discours qui ne reflètent pas les pratiques au quotidien. Par exemple, de nombreux collègues accompagnent déjà spontanément leurs élèves, font du soutien et de nombreuses choses qui vont bien au-delà de la conception traditionnelle et figée du métier qu’ils peuvent énoncer dans la salle des profs. Même si leur discours spontané est celui du refus. Et même s’il est plus confortable de « penser global » que d’« agir local ».
    Notre pari durant ces deux jours est là : dans l’hypothèse que nous faisons d’une école qui bouge déjà, et d’enseignants qui, malgré les conditions de travail, ne se résignent pas et font changer l’école, et peut-être changer aussi la société… Et qui sont en attente d’un projet motivant au service d’une école démocratique que nous parviendrons à préciser au cours de ces assises.

C’est sur ce vœu que je conclurai ce discours, mais, pour le terminer vraiment, je me dois de formuler plusieurs remerciements.
Tout d’abord à M. Hespel, proviseur de l’École Boulle qui nous accueille dans cet amphithéâtre ainsi qu’à Mme Chopineaux, principale du collège Oeben qui accueillera les douze ateliers de l’après-midi. Un grand merci à eux.
Tout comme à nos partenaires et amis des associations, mouvements pédagogiques, partis politiques et aux experts qui ont répondu positivement à notre invitation.
Merci aussi à l’équipe de préparation de ces assises (permanents, secrétaires, bénévoles) qui œuvre depuis plus d’un an pour mettre sur pied cet évènement et qui a fourni de gros efforts durant les deux derniers mois.
Et enfin merci à vous tous qui êtes venus nombreux pour écouter, réagir, débattre et promouvoir une idée positive de l’école.
Comme me le faisait remarquer un des participants : quelle drôle d’idée d’appeler « assises » – un mot évoquant l’immobilité – un tel rassemblement…
Alors, souhaitons nous des « assises » en mouvement !

Philippe Watrelot
Président du CRAP-Cahiers pédagogiques