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Développer à l’école une approche rationnelle du monde

Célébrer le centenaire de la loi de 1905 ? Ne pas rester silencieux dans un débat qui agite le monde enseignant et la société française ? Nous avions un peu tout cela en tête, mais pas seulement, en décidant de consacrer un dossier à la laïcité dans les Cahiers pédagogiques. La laïcité, comme la démocratie d’ailleurs, est une notion à laquelle on ne fait appel que dans les situations d’urgence. Il fallait, vingt-trois ans après le dernier dossier des Cahiers sur ce thème [[Il y a eu toutefois entre-temps le dossier École et pluralité ethnique, n° 419. Pour un historique de la question dans les Cahiers, voir article de Jacques George dans ce même numéro : La laïcité dans les Cahiers.]], reconsidérer les évolutions au long cours, et clarifier ce que ce principe implique pour le fonctionnement de l’école face à des conflits comme celui du « voile islamique ».

En 1983, la cause semblait entendue : l’école publique était définitivement et incontestablement laïque, c’est bien l’autre école, la privée, la confessionnelle, qui posait problème. Dans notre dossier, peu d’articles aborderont directement le cas de l’enseignement privé sous contrat, et encore, pour montrer que l’image de deux systèmes opposés sur le rapport à la laïcité et à la religion est pour le moins à nuancer.

C’est qu’en vingt ans, la situation a bien changé. Il y a eu d’abord des tendances de fond comme l’évolution importante des rapports de la jeunesse à la religion et à la spiritualité, rapports complexes, parfois adhésion intransigeante à des institutions ou à des doctrines, souvent bricolage personnel de croyances et de rituels, et marqués fortement par l’irrationnel. Comment prendre en compte ces attitudes pour inciter à l’esprit critique, développer une approche rationnelle du monde ? C’est l’objet de plusieurs contributions, plus théoriques dans la première partie, ancrées dans diverses disciplines pour une autre partie.

Par ailleurs, l’école a été fortement sollicitée pour pallier l’inculture religieuse croissante des jeunes. Si le caractère incontournable de l’enseignement du « fait religieux » paraît acquis – et il est de fait largement présent dans les programmes d’histoire géographie – son traitement continue à poser problème, voire à susciter malaise et méfiance. Dans ce dossier, des inspecteurs font le point sur les pratiques observées, des enseignants disent comment ils conçoivent et mettent en pratique, de la 6e au lycée, un enseignement adossé à une posture à la fois ferme sur les objectifs et respectueuse des personnes.

L’école a également à traiter les affirmations de convictions religieuses de la part des jeunes les plus engagés dans leur foi, ou de leurs parents, comme en témoignent des adhérents du CRAP lors d’un débat aux rencontres d’été, mais aussi une directrice d’école ou des enseignants dans leur discipline. C’est l’apprentissage de la vie en commun et de la citoyenneté au sein de la République qui peut être mis en question par ces « affirmations ostensibles », port du voile, dispenses de certaines activités, contestations du contenu des cours. Un rapport de l’Inspection générale de la vie scolaire [[Rapport non publié à ce jour ; voir l’article d’Élisabeth Thuriet dans ce dossier.]] ici résumé montre clairement des évolutions localisées mais inquiétantes. Quelles positions adopter sur tous ces problèmes ? Comment les gérer, les prendre en compte pour assumer notre rôle éducatif ?

Ainsi avons-nous voulu, dans ce dossier, au-delà des indispensables éclairages théoriques, explorer les situations diverses, en allant voir sur le terrain comment s’enseignait, se vivait et se cherchait cette valeur essentielle de laïcité. Il s’agit moins de « lutter contre » que de construire « par » et « avec ». Ce faisant, nous n’étions évidemment pas neutres, et il est nécessaire que nous disions ici, sur un sujet aussi sensible, nos positions.

Nous affirmons d’abord que l’école n’est pas un espace public comme un autre : la présence d’élèves, pour la plupart mineurs, y est obligatoire, elle leur est imposée au nom de la nécessité des apprentissages sans qu’ils aient droit de regard sur les programmes. Ces apprentissages, pour être communs à tous dans un souci d’universalité, indifférents aux options spirituelles des uns et des autres, y compris des enseignants, ne peuvent être que fondés en raison.

Il est ensuite de la responsabilité de l’école laïque de faire vivre ensemble tout un monde de différences, sans pour autant exiger de chacun d’abdiquer ses valeurs essentielles. Mais elle doit aussi travailler la capacité des élèves à se distancier par rapport à leurs propres opinions, à distinguer le croire et le savoir, ce qui relève de la preuve et ce qui relève du dogme. Elle doit leur « transmettre une exigence de vérité contre tous les dogmatismes » (Philippe Meirieu [[Philippe Meirieu, Faire l’école, faire la classe, ESF, 2004.]]).

Alors, évolution de la laïcité ? Certainement par rapport à « l’école de Jules Ferry ». Un inspecteur de l’époque a pu parler de l’école comme de l’« atelier de la Nation ». Dans ce dossier, il s’agira de l’école comme atelier de la vie en société, lieu d’apprentissage, du moins est-ce là son ambition, de la liberté de conscience, de l’autonomie du jugement fondé en raison, de l’émancipation des emprises idéologiques.

Patrice Bride, Hervé Dupont, Élizabeth Thuriet