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Des pratiques numériques à reconnaitre

C’est un fait : les adolescents aujourd’hui développent en dehors de l’école des pratiques numériques non formelles, souvent invisibles pour l’institution, et qui peuvent être perçues comme déstabilisantes pour cette École qui a longtemps eu le quasi-monopole de la transmission du savoir.

Crispation autour des discours sur les jeunes et le numérique

Les entretiens et observations que nous menons auprès des acteurs du monde scolaire témoignent de la prégnance des discours sociaux autour du numérique et de leur influence sur la conception que les jeunes ont de l’enseignement.

Quand les « digital natives » se révoltent

Les adolescents rencontrés font régulièrement part de leur sentiment de devoir être à la hauteur des discours qui circulent à leur sujet dans la société. Ainsi Marie (4e) confesse : « Je devrais pas dire ça, vu que j’ai 13 ans, mais en fait j’aime pas trop [Internet], et puis je suis pas très forte avec, j’ai du mal avec Internet ». Les lycéens expriment leur agacement face à ces discours qui sonnent comme une injonction, et qui entrainent, selon eux, un manque d’investissement de la part du corps enseignant dans l’accompagnement de leurs pratiques numériques : « Le problème, c’est que les profs ils considèrent qu’on doit connaître, et qu’on sait faire parce que nous, on est “Les Jeunes du 21e siècle”, vous voyez, genre les branchés, quoi. Mais concrètement, moi, j’avais jamais vu ça, chez moi je fais pas ça, donc je sais pas l’utiliser. C’est pas parce que j’ai un I-Phone que je suis calée ! », déplore Armelle, confrontée à une situation d’échec lors de l’exploitation d’un logiciel de montage pour la réalisation d’une production numérique en classe.

Des enseignants désorientés

Car le hiatus est bien là : des adolescents qui manipulent l’outil numérique, en dehors de l’école, mais qui témoignent en réalité majoritairement d’une « technophilie d’usage » , et des enseignants qui, convaincus d’être face à une génération bien plus à l’aise sur le numérique qu’eux-mêmes (confondant aisance manipulatoire et aisance conceptuelle), ont tendance à démissionner pédagogiquement. Le terme de démission peut sembler fort, mais il illustre tout à fait ce qui peut être observé dans certaines situations : lors de notre investigation dans trois collèges, les professeurs documentalistes ont tous reconnu appréhender complètement différemment la situation d’enseignement-apprentissage mettant en jeu Internet des situations sans la présence du numérique. Les enseignants, de manière générale, en collège comme en lycée, interrogent souvent : « A quoi je sers, là ? ».

Conflits au sein de la classe

Dès lors, la situation communicationnelle observée lors de séances pédagogiques peut rapidement devenir conflictuelle entre des acteurs – élèves comme enseignants – focalisés sur l’outil technologique. Le conflit vient aussi du sentiment des enseignants de ne pas avoir une légitimité propre à enseigner le numérique. Ainsi un professeur documentaliste de notre étude avoue : « Quand je vois les élèves sur l’ordinateur, ça me fait presque peur tant je les trouve meilleurs que moi, je ne vois pas trop finalement ce que j’ai à leur apprendre de plus », alors qu’une autre enseignante affirme : « Tout le monde peut faire fonctionner Internet, tout le monde est expert en Internet. Sur Internet, on [le professeur documentaliste] doit se justifier tout le temps : “Non, vous avez tort, ça marche”, j’entends souvent. Pour eux [les élèves], ils connaissent Internet, ils savent ouvrir une page, ils savent cliquer, c’est bon, ils ont la solution. Et ça, c’est compliqué à gérer, c’est énervant aussi ».

On assiste alors souvent à des interactions pédagogiques appauvries et affectivement sur-investies. Les élèves décrivent une situation d’enseignement extrêmement réglée (« Madame, elle disait tout le temps “on n’a pas le temps”, fallait faire vite ce qu’elle disait », Loïs), et au cours de laquelle les jugements portés par les enseignants sur leurs pratiques personnelles fusent : « Moi, je vous donne la technique, qui marche peut-être pas à chaque fois mais qui a quand même beaucoup plus de chance d’être efficace que de se dire “je fais n’importe quoi et on verra si ça passe” ».

Cette fébrilité de l’enseignant, les élèves la ressentent, et l’attribuent à un sentiment de peur de l’outil technologique, ce qui creuse sans aucun doute un peu plus l’écart entre enseignant et enseignés dans ce type de situation d’enseignement : « En fait, elle [Pr Doc] est stressée mais c’est parce qu’elle a peur de Google, Internet, tout ça, c’est pas trop son truc », conclut Arthur (6e).

Prise en compte des pratiques numériques des adolescents

La situation peut cependant être tout autre : on note que la prise en compte des pratiques non formelles des adolescents en matière d’information et de communication sur Internet par les enseignants contribue à une amélioration sensible des relations entre enseignants et enseignés, et à une optimisation d’une part des compétences des élèves, d’autre part des pratiques pédagogiques/éducatives.

La classe, lieu d’une circulation d’expertises

C’est ainsi que des enseignants de lycée, ayant engagé leur classe dans un travail de production numérique, conçoivent une situation d’enseignement-apprentissage basée sur une vision socio-constructiviste de l’apprentissage, laissant une grande place à l’expression des pratiques sociales des élèves, mais aussi aux discussions entre pairs. Les enseignants adoptent alors une posture de médiation, encourageant les élèves à procéder à des échanges d’expériences, et n’hésitant pas à se reposer sur l’expertise de certains pour réaliser l’objectif d’enseignement. Au sein d’une classe de Terminale , Cyril fait montre d’une grande habileté technique mais également de connaissances avancées sur le fonctionnement du réseau et les logiques de diffusion de l’information. Le professeur documentaliste l’encourage à exposer à la classe les éléments qui pourraient aider les autres élèves à avancer dans le projet de production. De la même manière, au cours de séances de TPE (Travaux Personnels Encadrés), l’enseignant documentaliste n’hésite pas à valoriser les pratiques numériques des adolescents, et les encourage à les exploiter pour le travail scolaire : « Voici l’exemple d’un très bon TPE : vous voyez, là, il y a plein de supports différents qui sont exploités, il y a de la musique, de la vidéo, du chant, des déplacements dans l’espace, de la mise en scène, et du dialogue. […] Je le sais, vous savez faire plein de choses, avec des logiciels, avec des applications, etc. Eh bien, n’hésitez pas, éclatez-vous ! ».

Des adolescents respectés

Est-il besoin de préciser combien les élèves apprécient ce discours, qui leur donne le sentiment d’« être respectés » (Amélie, 1re), et de pouvoir aussi tirer partie de connaissances et de compétences qui sont déjà-là, qui appartiennent à leur patrimoine cognitif, et peuvent dès lors être réinvesties dans le cadre scolaire, en toute légitimité.

Les adolescents soulignent le plaisir qu’ils ont à être accompagnés par un enseignant à l’écoute de leurs habitudes, soucieux de ne pas créer un fossé trop important entre leurs pratiques ordinaires et les pratiques académiques : « Il est curieux de voir comment on s’y prend. Quand on fait des trucs avec Internet, tout ça, il nous demande ce que c’est, comment ça marche, comment on a connu ça […] Je trouve ça cool parce qu’il est pas à nous dire “Faut faire ça”, il regarde comment on fait et puis il s’adapte » (Anaïs).

Des enseignants reconnus

Une telle posture de l’enseignant conduit également à réaffirmer sa place dans la situation d’enseignement-apprentissage. Qui plus est, cet enseignant capable de lâcher prise, d’accepter de prendre en compte les pratiques numériques non formelles des adolescents, est à leurs yeux un enseignant particulièrement expert, personne-ressource pour optimiser leurs pratiques. Flavien en est convaincu : « Pour faire comme ça, c’est qu’il est super à l’aise, en fait je le vois, il a jamais peur de ce qu’on va trouver sur Internet ».

Pour définitivement convaincre de la nécessité de prendre en compte, de manière décrispée, les pratiques numériques des adolescents afin de favoriser un climat scolaire bien plus serein, laissons conclure Anaïs, lycéenne en classe de 1re : « Moi, j’ai eu l’impression que je savais faire des choses, et en même temps j’ai appris plein de choses nouvelles, j’ai eu l’impression de grandir ».

On le voit, le travail mené sur la parole de l’élève autour du numérique constitue un défi important pour notre système éducatif afin de dépasser le règne des discours d’accompagnement et modifier en profondeur des pratiques à la fois pédagogiques et communicationnelles. Gageons que la généralisation d’une parole connue et reconnue, de situations communicationnelles décomplexées, à l’échelle d’un établissement, est facteur d’un climat scolaire positif.

Anne Cordier
Maitre de conférence à l’ESPE de Rouen

Bibliographie

Anne Cordier,« Face à un objet d’enseignement-apprentissage technologique : la reconfiguration des interactions enseignant-enseignés », Colloque scientifique Ludovia, 24-27 août 2010, Ax-les-Thermes, 2010. Disponible en ligne : http://www.ludovia.com/news-103-695.html

« Et si on enseignait l’incertitude pour construire une culture de l’information ? », Communication & Organisation, Août 2013. Disponible en ligne : http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00803091/document.

Sylvie Octobre, Deux pouces et des neurones : Les cultures juvéniles de l’ère médiatique à l’ère numérique, DEPS, 2014.