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Des chemins détournés

J’ai tenté de faire comprendre aux élèves, par des exercices techniques, que la parole véhicule une énergie, une charge émotive. Qui dit émotion renvoie au corps. J’ai donc accompli avec eux un travail tout au long de l’année sur le corps, le mouvement, l’énergie.
Nous commençons toujours par former un cercle afin d’être ensemble. Puis je propose à l’intérieur de ce cercle des exercices qui demandent un engagement simple du corps. Un de ces exercices est que chacun propose un mouvement assez large, sans réfléchir, les autres le reprennent, avec la même énergie. On peut reprendre ensuite en ligne ces mouvements, comme une chorégraphie. On peut y ajouter de la musique, accentuer certains mouvements, faire des arrêts, travailler le rythme.

La voix, le corps, l’espace

Puis je demande à un élève de lancer un mot, une phrase, comme si c’était une balle : un autre élève rattrape cette balle, la répète avec le même phrasé et la même énergie vocale et en relance une autre. La parole doit toujours se diriger vers quelqu’un. Selon l’éloignement de l’interlocuteur, la voix modulera. On évite ainsi l’erreur consistant à demander à un élève de parler plus fort. Il s’agit donc bien de faire sortir la parole du corps, de la diriger à l’extérieur de soi.
En dernière partie de l’échauffement, je demande au groupe de se disperser sur le plateau. Ils retrouvent leur individualité et ils travaillent sur l’occupation de l’espace scénique.

Il est important de bien délimiter l’espace qui représente la scène, même si l’endroit est étroit. Je propose aux élèves de marcher, ce qui leur parait parfois étrange, tellement cet acte est banal dans leur quotidien. Je leur suggère de ressentir le poids de leur corps (en avant, en arrière, bien centré), comment la plante des pieds se dépose sur le sol. Je leur propose là un travail d’observation sur eux. Puis je leur demande de marcher avec des rythmes différents, je leur indique des arrêts pendant lesquels ils doivent être synchronisés, je donne des indications diverses, telles que se rapprocher de quelqu’un, regarder tous en direction du public, en haut, en bas, s’agenouiller, s’allonger, etc., accompagnés ou pas de sons ou de musique, pour préparer une scène et rechercher une certaine atmosphère.

Cet exercice constitue à mon sens un « dépoussiérage » du corps. En effet, le corps prend très tôt des habitudes de postures et de mouvements : ils croisent les bras, les jambes, mettent les mains dans les poches, etc. Par les contraintes de la position neutre, bras détendus le long du corps, debout pieds parallèles, je leur apprends à identifier leurs tics, leur naturel, afin de pouvoir le changer pour construire un personnage qui, lui, se tiendrait autrement.

J’ai le sentiment que nous sommes tous encombrés par une certaine idée que l’on a de soi et par une apparence que nous nous sommes construite tôt, à laquelle nous ne pouvons plus déroger, sinon, au moindre changement, les autres s’interrogent, se moquent, nous regardent différemment. À l’âge des élèves, ces traits extérieurs sont pour eux très forts et très déterminants dans leurs rapports avec les autres. Je rencontre beaucoup de résistance de la part des élèves dans ce type d’exercices : la peur du jugement, de laisser échapper quelque chose d’eux qu’ils ne veulent pas montrer, la perte d’un certain contrôle. C’est pourquoi le cercle est primordial avant ces exercices plus individuels, il permet d’être en confiance, de se dénouer tranquillement dans la bonne humeur.

Un texte

J’ai choisi le texte de Ronan Chéneau, Nos enfants nous font peur, en tant que révélateur d’un monde contemporain. Ce texte ne comporte aucun dialogue, mais des adresses directes à un public. Il évoque la peur véhiculée par les informations, la rumeur, les faits divers rendus polémiques, la peur de l’autre ; il défie le politiquement correct, interroge la pensée réactionnaire et populiste ; pensées révoltées, criminelles, subversives, paroles vulgaires, racistes, etc. Je désirais que les élèves puissent s’approprier assez vite le texte en se posant les questions suivantes : que nous est-il permis de dire tout haut ? Qu’est-ce qu’il n’est pas possible de donner à entendre ? Comment dire ces textes, comment les adresser à un public ? Ensemble, l’humour nous est apparu comme un bon vecteur pour pouvoir dire tout haut ce que pensent les personnages de cette pièce et faire vivre cet espace de parole inhabituel qu’est le théâtre.
J’ai privilégié les déplacements des élèves dans une forme chorégraphiée, presque dansée, le corps était en mouvement, afin de donner du relief à la parole, sans l’illustrer.

Par un souci d’équité, j’ai divisé ce long monologue et cette contrainte a permis de rendre l’ensemble plus rythmé et plus vivant, afin que cette jeunesse parle au public dans une adresse franche, brute. Les exercices corporels leur ont permis d’avoir une belle présence sur le plateau. Ce travail fut donc très choral, au sens de la tragédie grecque. Il s’agissait ici d’un travail pictural et chorégraphié.

Inscrire le travail dans une durée

Nous avons eu huit à dix séances avec ce groupe. Je me laisse cinq séances pour chercher avec les élèves la matière, en proposant les exercices techniques, des improvisations, de la mise en jeu, en espace, sans trop fixer. Cinq séances sont un minimum pour mettre les élèves en confiance et dans un état de créativité. Puis, à partir de la cinquième séance, je commence à fixer, à construire avec eux une forme, puisque sur un tel format, l’atelier mène à une (re) présentation. C’est un tournant dans le travail pour les élèves : ils doivent alors fixer, enregistrer, refaire. Je les aide à retrouver des choses qu’ils avaient inventées et je structure. Je leur demande aussi d’affiner leur jeu, leur articulation, leurs intentions, leurs mouvements. J’insiste sur le rythme, à quel moment le corps s’immobilise, la tête se relève, le personnage se retourne, parle.

Cette étape du refaire est une drôle de chose dans l’absolu. Les élèves parfois ne comprennent pas tout à fait cette nécessité et, de ce fait, peuvent perdre la motivation. C’est pourquoi la représentation est nécessaire pour ce type d’atelier. Les élèves savent qu’un jour ils devront montrer  devant des spectateurs. Sans cet objectif, il est encore plus difficile de pousser les élèves plus loin, et de les amener à refaire, à faire mieux, à enregistrer.
L’enjeu est de ne pas nous soumettre à une efficacité de rendement. La création se situe bien dans ces espaces incertains où l’on a le temps d’explorer et d’emmener ces moments qui paraissent décousus vers une forme. La présentation finale est un plus dans l’aventure collective des élèves, un moment qu’ils s’approprient et qui les valorise.

L’improvisation

J’utilise l’improvisation pour créer de la matière : les élèves imaginent, inventent, jouent ensemble, et cela me permet de partir d’eux, de les rendre acteurs et pas seulement exécutants. Souvent synonyme pour eux de « on fait ce qu’on veut », l’improvisation peut les surprendre et les décevoir quand ils réalisent qu’il faut des contraintes pour créer.
Confrontés à une situation de totale liberté, ils se rendent vite compte des difficultés de la représentation sans avoir quelque chose de précis à faire. La contrainte est la base de l’improvisation et son moteur. Par contrainte j’entends le temps, la thématique, une progression, etc.

Je me souviens d’improvisations très drôles et très pertinentes à partir de la trame suivante : « Trois personnages. Le premier déverse toutes ses peurs sur les deux autres. Le second va dans le sens paranoïaque. Le troisième, en distance, ne dit rien de toute l’improvisation, sauf à la fin où il explose de colère. »
Les difficultés de cet exercice sont nombreuses : se laisser aller au gré des situations proposées, réussir à faire évoluer une situation et à trouver un dénouement, tenir son rôle dans une cohérence, respecter les contraintes. Il faut à la fois être dedans (dans le jeu, la situation, le caractère des personnages, en relation avec les autres) et en même temps dehors, voir l’ensemble de la scène, ce qui est très difficile sans expérience du plateau.

L’improvisation dans mes ateliers n’est qu’un moyen de parvenir à ce que les élèves inventent. Ils ont un plaisir à tenir les cartes en main, et moi je les guide, afin de les rappeler à ce qui était convenu. Ils prennent des chemins détournés, et c’est à ce moment que des pépites peuvent naitre.
Je n’en fais pas une fin, le travail réel est ce qu’il est, avec ses imperfections, mais il permet de laisser dans la conscience de l’élève une trace, un vécu commun autour d’un texte, d’un projet.

Natacha Mendes
Comédienne et intervenante