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Des archives à la scène
Claude Gueux a été écrit par Hugo en 1834 en s’inspirant d’un fait divers tragique, avec la volonté d’en faire une arme dans sa lutte contre la peine de mort. Or, le fait divers en question s’est déroulé dans la région où se trouve mon collège et cela a été le point de départ d’une aventure qui se poursuit et qui montre ce qu’on peut réaliser avec des classes ordinaires, un petit peu de moyens et beaucoup d’énergie…
Victor Hugo n’avait pas assisté au procès. Il connaissait peu de choses du dossier et il était intéressant de savoir dans quelle mesure il avait « brodé » avec les faits en écrivant cette œuvre souvent étudiée en troisième comme « récit à dominante argumentative ». On lie la première partie, narration de l’histoire de Claude Gueux, à la seconde, celle du plaidoyer contre la peine de mort. La première devant servir la seconde. Notre pari a été de suivre un autre chemin. Lorsque le directeur des Archives départementales de l’Aube, Xavier de la Selle[[Xavier de la Selle porte le même nom, à quelques différences orthographiques près, que la victime, M Delacelle, sans qu’il ait de lien de parenté avec lui. Clin d’œil de l’histoire.]] nous a parlé pour la première fois de ce projet, il s’agissait justement de confronter le texte de Hugo avec une réalité historique tangible, dont la trace est gardée dans les documents d’archives : registre d’écrou de la prison, arrêts de condamnation et d’exécution, dossier de la prison composé de très nombreuses pièces, essentiellement des lettres, écrites à la suite du meurtre[[Ces documents d’archives sont conservés aux Archives départementales de l’Aube, aux cotes 48 Y 6 pour le registre d’écrou, 20 Y 1 pour le dossier de l’affaire Claude Gueux, 4 U 22 pour l’arrêt de condamnation de la cour d’Assises.]]. Le dossier d’instruction a malheureusement disparu, laissant bien évidemment des zones d’ombre sur le meurtre de Delacelle et les motifs du meurtrier. Mais le corpus est tout de même suffisamment étoffé pour que l’on puisse dresser un dossier Claude Gueux, complétant ou contredisant le récit de Hugo.
Xavier de la Selle nous proposait non seulement d’accéder à ce fonds d’archives, mais de l’utiliser comme matériau de base à une création théâtrale, comme il l’a souvent fait avec des acteurs professionnels. Manière pour lui de mettre en valeur le fonds conservé dans l’Aube[[Claude Gueux a déjà donné lieu à un spectacle, mis en scène et interprété par Pierre Humbert, Danièle Israël et Philippe Cuisinier. La représentation a été donnée pour la première fois à Clairvaux. Depuis le spectacle est disponible pour tous les établissements scolaires, sur simple demande. Notre projet a pour sa part recueilli le soutien de l’Inspection académique (via une fiche action finançant les déplacements des élèves) et de la DRAC Champagne-Ardenne qui a financé la rémunération de Philippe Cuisinier qui nous a accompagné tout le long de cette aventure. ]]. Voilà un enjeu qui n’est pas mince. Il faut à la fois amener les élèves à entrer dans les documents d’archives, les déchiffrer, les transcrire, les comprendre et les emmener ensuite dans la création d’un spectacle vivant, sans perdre de vue le texte de Hugo et les différentes versions ou visions de l’histoire. Dans ce jeu de miroir entre textes et documents, il ne faut pas perdre les élèves. Dans le jeu de scène non plus.
Les Quatrième mènent l’enquête
De notre point de vue, ce travail s’adressait en priorité à des élèves de quatrième qui, d’une part, étudient le XIXe siècle en histoire et en français et d’autre part bénéficient des Itinéraires de Découverte[[Cette année les IDD ont disparu au collège. Nous avons réussi à les maintenir sous une autre forme, les classes à projet. Le projet Claude Gueux continue donc à vivre sous cette nouvelle forme. Mais pour combien de temps encore ?]]. Niveau dont le public n’est pas toujours facile, souvent très sensible, parfois à vif, nous allions emmener ces élèves pendant une année entière dans un long travail, parfois difficile. Le plaisir se méritant après de longs efforts, la récompense étant la fierté de la chose accomplie.
Nous avons présenté le projet comme une vaste enquête où il nous faudrait recueillir des indices, des preuves. Mettre d’emblée les élèves dans la peau d’« inspecteurs » augmente leur intérêt et les motive, ils se sentent ainsi investis d’une mission. Nous sommes entrés dans le vif du sujet par la lecture de Hugo : premier récit, premiers faits, premières preuves.
Puis l’enquête nous a emmenés sur les lieux du crime, à la prison de Clairvaux. Le centre de détention existe toujours, mais il a déménagé dans des bâtiments plus modernes, laissant du coup des anciens bâtiments de l’abbaye et de la prison libres d’accès. Les élèves ont ainsi pu parcourir les ateliers (lieu du meurtre ?), entrer dans un cachot, voir et ressentir de près les conditions dans lesquelles les détenus étaient enfermés au début du XIXe siècle. On entre ainsi concrètement dans l’histoire.. Certains se sont sentis mal à l’aise et ont avoué être bouleversés à la vue des cachots.
Ces premiers éléments recueillis, il nous fallait des preuves tangibles. Nous nous sommes donc rendus deux matinées de suite aux Archives départementales pour consulter le dossier Claude Gueux. Les élèves répartis en groupes avaient une piste à explorer : le portrait physique de Claude Gueux, son enfance et son histoire, Eulalie Lelong[[Eulalie Lelong est un personnage que nous avons la fierté d’avoir découvert et qui a été la petite amie de « Claude La Croix Legueux » dans les dernières années de sa vie : dans le dossier se trouve une lettre de cette jeune femme réclamant 10 francs pour « reconnaissance des consolations que je lui donnais. Ce que j’en faisais Monsieur était pour entretenir le malheureux afin qu’il devienne plus calme. En voilà le motif du dépôt qu’il a fait en ma faveur. Je vous pris Monsieur [le procureur du roi] de me le faire tenir cette modique somme. Me fera un grand plaisir dans ma position malheureuse. »]], la scène du meurtre, les blessures de Claude Gueux, sa condamnation et son exécution. Munis de loupes de détective, les élèves ont lu et transcrit les documents originaux mis à leur disposition[[Les élèves ont vu les documents originaux mais, pour des raisons de conservation, ont travaillé sur des fac-similés, que nous avons d’ailleurs ramené au collège, comme indices de l’enquête.]].
L’objectif n’est pas tant qu’ils transcrivent l’intégralité du dossier qu’ils touchent au document lui-même, à la trace contemporaine de Claude Gueux, qu’ils se confrontent à des sources de l’histoire. Munis de leurs textes, ils devaient être capables de nous présenter le résultat de leurs recherches. Pour cela nous avons imaginé un jeu, un jeu de questions-réponses, sorte de Cluedo grandeur nature : chaque groupe rédige une dizaine de questions dont il pense être le seul à détenir la réponse. On rassemble toutes les questions, on les mélange et chaque groupe vient à tour de rôle tirer au sort une question. Il la lit et doit discuter avant de choisir à quel groupe la poser : s’il a choisi le bon groupe, ce dernier donne la réponse, sinon il passe son tour. Deux heures n’auraient pas suffi à épuiser toutes les questions et les remarques qu’elles entraînaient. D’autant que l’ombre de Hugo ne nous a pas quittés et il effleure souvent des remarques sur les contradictions ou ressemblances entre la version du texte littéraire et celle des documents d’archives. Mais qui détient véritablement la vérité ? Chacun de nous a aussi sa propre version des faits, Victor Hugo ne sachant pas tout, les archives ne disant pas tout non plus.
Passage à la scène
Nous avions un corpus documentaire très riche : le texte de Hugo et une douzaine de pages de textes d’archives[[Nous tenons à votre disposition l’ensemble de ces documents transcrits.]]. Il nous fallait passer à la partie théâtrale. Et nous disposions pour cela d’un appui très précieux en la personne de Philippe Cuisinier qui est à la fois acteur, musicien et metteur en scène. Autre de ses qualités qui comptent dans notre histoire : il travaille depuis longtemps avec des collégiens dans des établissements parfois difficiles. Il faut insister sur ce point car avec des collégiens de 13-14 ans, il faut avoir d’emblée une stratégie pour les amener là où on veut qu’ils aillent. Cela ne s’improvise pas. Il est important de signaler aussi que les élèves de ce groupe n’étaient pas volontaires, c’était un parti pris de notre part ![[En ce qui concerne les élèves de l’IDD, beaucoup ne savaient pas qu’ils allaient devoir jouer du théâtre. Dans le cadre de la classe à projet, le problème est différent (ou pire) puisqu’il s’agit d’une classe entière que nous n’avons pas recrutée sur un profil et qui n’a pas émis de souhait en fin de cinquième pour faire du théâtre. Dans les deux cas nous n’animons pas un club théâtre…]]
Et certains élèves rentrent dans ce travail théâtral sans se poser de question, sans appréhension. Ils apprennent à tenir, à se passer le regard. Ils apprennent à contrôler leur respiration, leur voix, leurs gestes, leur corps. Ils improvisent des saynètes à partir d’une simple situation. Mais il faut aussi se taire, observer, écouter, regarder les autres faire. Il faut accepter une discipline de groupe, de troupe très forte. Bref approcher le métier d’acteur.
Mais d’autres se sentent très mal à l’aise. Ce sont des filles qui manifestent le plus leur refus de participer au travail. Elles expriment leur gêne, leur timidité bien sûr. Mais surtout elles disent leur mal être, elles montrent leur malaise face à des situations où le corps est en jeu, où il fait face au regard, au jugement des autres, pire de leurs camarades de classe. Et pour certaines, cela est intolérable, inacceptable. Elles refusent de participer au travail, quittent la salle en claquant la porte, insultent les autres qui les encouragent à essayer. Ambiance électrique. Cris et violence.
De longues discussions tentent de désamorcer la situation. Difficiles moments où les représentations de soi sont en jeu. On parvient tout de même à des compromis, à des engagements, mais on est aussi obligé de sanctionner[[Une élève a été exclue journée cette année pour ne pas avoir respecter ses engagements et pour une attitude irrespectueuse au cours d’une séance.]]. De plus les élèves ne comprennent pas toujours les exercices proposés (regards, respiration, voix, gestes) ni leur lien avec l’histoire que l’on doit raconter. Il faut donc sans cesse rappeler les étapes du travail, expliciter les objectifs des exercices, leur faire comprendre la nécessité de travailler par étape, progressivement. Il faut accepter cette lenteur nécessaire du travail d’acteur pour pouvoir ensuite créer un spectacle.
Et de ce fait les premières séances sont tendues. Et Philippe ne lâche rien, exige la participation de tous, provoque presque volontairement les réactions vives des élèves. Son objectif n’est pas de faire éclater le groupe mais au contraire de le rendre cohérent, sous sa direction et selon ses règles. Il faut que le groupe devienne une troupe unie, solidaire. Et progressivement, on passe de l’affrontement à la complicité, du refus à l’acceptation du rôle de Philippe comme metteur en scène. On obtient aussi de grandes récompenses quand l’une d’entre elles se porte spontanément volontaire pour un exercice. Le pari est gagné : le groupe se construit petit à petit. Mais nous sommes toujours sur un terrain sensible. Les acquis d’une séance peuvent à tout moment être remis en cause pour un geste, un regard, sans que l’on sache toujours pourquoi.
Les difficultés ne s’arrêtent pas au corps et aux gestes de ces adolescents. Ils se heurtent aussi à une langue, à celle du XIXe siècle qu’ils ne maîtrisent pas toujours, qu’ils ne comprennent pas forcément non plus. Or il ne suffit pas de lire et de comprendre ces documents pour pouvoir les dire devant un public. Il faut un plus, un petit plus, mais un long travail sur la langue, sur le sens des mots, sur l’intention que l’on doit mettre pour les porter.
Nous avions pensé un temps associer les élèves à l’écriture du spectacle, au montage des textes. Mais ce travail en lui seul demanderait des mois d’écriture, de relecture, de réécriture. Et nous n’en avions ni le temps ni les moyens. Nous devions tenir compte aussi du fait que Philippe avait déjà travaillé avec sa troupe, la Compagnie Humbert, sur le dossier Claude Gueux et connaissait parfaitement les textes et l’histoire. Il ne s’agit pas de refaire le même spectacle que le sien. Cela n’aurait pas été acceptable ni très honnête vis-à-vis des élèves.
Nous devons utiliser notre originalité et notre force : les élèves, leur présence, leur sensibilité. Ainsi Philippe a-t-il lui-même repris les textes pour en faire un montage. A chaque séance il propose une nouvelle scène, un découpage et une mise en scène. Certains passages sont déclamés en chœur par la troupe, d’autres reposent sur les acteurs individuels ; jouant sur les allés-retour entre groupe et individu. Des élèves se portent volontaires pour essayer et investir tel passage, tel rôle. Certains en font peu, d’autres beaucoup, parfois trop[[A partir de la fin du mois d’avril, nous avons annoncé aux élèves que l’obligation de venir s’arrêtait là et que dorénavant seuls les volontaires pourront venir pour finaliser le spectacle : une quinzaine d’élèves sont restés jusqu’au bout, six élèves décidant de nous quitter. Cela n’est pas si mal. Et ceux qui restaient avec nous formèrent alors une véritable troupe, ayant la représentation en ligne de mire.]].
Et le spectacle prend progressivement forme : on obtient au final une représentation de vingt-cinq minutes avec une troupe d’une quinzaine d’élèves qui ont appris à travailler ensemble, à se taire lorsque cela est nécessaire, à parler ensemble d’une seule voix. Ils ont joué Claude Gueux ou l’ennemi de la société à six reprises, une fois aux Archives départementales de l’Aube devant une trentaine d’invités et de parents et cinq fois au collège, devant les élèves de troisième.
Les sourires sur leurs visages, la joie qui éclata à l’issu de la première suffisent à nous récompenser. Satisfaits d’être allés jusqu’au bout, au-delà de la peur de s’exposer en public, d’être vus et jugés par d’autres. C’est pour cela aussi que nous sommes fiers d’eux.
En cette année, l’aventure est sur le point de se terminer. Les élèves forment maintenant un groupe soudé, une véritable troupe. Le spectacle prend peu à peu forme, les voix se posent, les corps se placent et les gestes se précisent. Nous parvenons au but, celui de voir un spectacle d’une grande qualité, se terminer sous les applaudissements nourris du public, avec les sourires de tous les élèves.
Régis Guyon, professeur d’histoire-géographie et Aline Lecorcher, professeur de Lettres modernes, Collège Pierre Brossolette, La Chapelle-Saint-Luc.