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Démarches de projet et épistémologie du temps

À l’heure où de nouvelles orientations méthodologiques s’esquissent pour diversifier les parcours des élèves dans le secondaire, il est sans doute opportun de réaffirmer la place centrale prise par les démarches d’investigation documentaire dans la formation intellectuelle des élèves de douze à dix-huit ans, au collège puis au lycée.
Comment les modalités pratiques de ces apprentissages et leurs dominantes didactiques concourent-elles à la formation de l’intelligence critique, à l’autonomie du jugement et des conduites pour tous les élèves ?

Travail en projets et connaissances transversales

Aussi bien les Itinéraires de découverte (IDD) de collège que les Projet Pluridisciplinaire à caractère professionnel (PPCP) en lycée professionnel, ou les Travaux personnels encadrés (TPE) en lycée général, marquent une étape décisive dans le renouvellement des contextes d’apprentissage du second degré. Mais on mesure encore mal les bouleversements profonds de représentation des places et des rôles que ces dispositifs impliquent.
Le professeur n’y est plus symboliquement placé en position frontale d’exposition, de démonstration, d’exhibition, ou de négociation. Le pouvoir professoral, né d’une antériorité d’âge et de la détention d’un savoir, est inscrit dans l’histoire de l’institution qui lui sert de garant. Le modèle didactique linéaire/descendant insiste sur le relais intergénérationnel de connaissances qui se cumulent et se transmettent des aînés vers les cadets ; il semble ne plus correspondre aux logiques de diffusion ou de création des savoirs contemporains. L’organisation en réseau, qui favorise les interactions multi-polaires, abolit les distances et les délais comme les protocoles conventionnels, privilégie les croisements d’expertises sans hiérarchisation sociale.

L’école doit aussi préparer à ces formes d’élaboration de savoirs « émergents », en reconnaissant des formes de savoirs et des situations d’apprentissage qui tournent le dos à la tradition.

Les nouveaux dispositifs, mis en oeuvre dans le cadre des textes officiels[[Années 2000 à 2004.]], sont donc une réponse possible, et non exclusive, aux besoins nouveaux d’une société où la valeur n’est plus seulement liée à l’âge, à l’expérience ou à l’ancienneté historique : des savoirs naissants (Education à la santé, à l’information, Education au développement durable, Education Civique, Juridique et Sociale), anticipent les besoins à venir ou déjà urgents. Les temporalités dominantes contemporaines conquièrent lentement leur place dans la culture scolaire qui s’illustrait naguère en tant que conservatoire collectif des antiquités, par la mémoire et l’apprentissage solitaire de textes éternels.
Cette transformation du paysage didactique ne va pas sans résistances, sans erreurs, sans tâtonnements… mais l’élève est désormais devenu une personne, potentiellement source de savoirs. Quant à la classe, ensemble humain mal cerné en dépit des recherches récentes de l’ethnographie et de la psycho-sociologie, elle se diffracte en sous-groupes de tâches ou d’affinités. Les places et rôles respectifs des enseignants et des élèves sont donc en remaniement. Le concept de groupe de besoin, introduit par la recherche en éducation pour faire pièce aux stéréotypes des groupes de niveaux ou des classes homogènes, fait évoluer les organisations figées et bien clôturées : la coïncidence d’une classe, une classe d’âge, un programme, une année scolaire, un professeur… sont désormais des images scolaires de plus en plus remises en question.
C’est dans ce milieu en évolution que prennent place les moments d’accès aux pratiques documentaires transversales, via les dispositifs pluri-disciplinaires du second degré.

Travailler par projets, qu’il s’agisse des IDD, TPE ou PPCP ce n’est pas seulement travailler en groupe : les recherches contemporaines affinent la distinction entre espaces de travail coopératifs et collaboratifs, précisent de mieux en mieux les capacités de traitement de l’information. Difficile encore de faire la part des processus personnels dans la cognition située en contexte d’échanges entre pairs. Il convient de se situer dans une dimension psycho-sociale de partage nécessaire et d’intériorisation de la distance ainsi objectivée.
Le passage de supports traditionnels (papier/livres) matérialisant le cours de la pensée de façon linéaire, à des documents hyper-média impose une rigueur didactique qui contre-balancerait les dérives, errances et erreurs dues à la flexibilité et à la superficialité des investigations autorisées par le domaine du virtuel. La recherche documentaire des TPE dont le carnet de bord (outil essentiel et méconnu de méta-cognition) consigne les détours, propose des situations où les richesses potentielles du butinage et de la sérendipité n’entrent pas en contradiction avec les perspectives ouvertes par les travaux universitaires récents de la litéracie : apprendre à lire en toutes disciplines disait-on autrefois, reste un but essentiel.
Mais la litéracie impose désormais le sens d’une démarche : il importe de lire … pour apprendre.

De nouvelles postures intellectuelles

Là encore, la perspective temporelle d’analyse des situations d’apprentissage se révèle fructueuse :
– la « remontée »aux documents primaires, autrefois réservée aux chercheurs et aux bibliothèques spécialisées , est accessible à tous . Les élèves du secondaire ont à acquérir le doute comme posture intellectuelle; la mise à l’épreuve des « trouvailles », le copier-coller, le plagiat, la traçabilité des recherches, l’obsolescence rapide des documentations… toutes ces actions banales devraient donner lieu à une réflexion sur les « sources »… dont la protection importe pour les métiers du journalisme, dont la vérification s’impose à tous comme acte citoyen.
– la connaissance « en réseaux » facilite les échanges, les rend quasi immédiats par la vertu technologique des outils numériques;
C’est ainsi que, partis d’un questionnement sur le langage des signes dans une classe de 6è, un groupe d’élèves s’est spontanément donné pour tâche de traduire en braille, pour leur camarade aveugle, certains des albums du CDI… Les documents existants ayant prouvé leur déficience, ils ont pris en charge la création qui donnait sens à leur besoin d’apprendre. Mais aussi et surtout, ils ont, grâce à ce projet, compris que leur entreprise durable, les investissait d’une grande responsabilité humaine.

Les vecteurs contemporains de la recherche documentaire

Le rapport coordonné par l’IGEN G. Pouzard[[G. Pouzard- 2002 – Information et Documentation en milieu scolaire.]] avait ciblé avec justesse les enjeux cognitifs des pratiques liées à l’émergence des environnements numériques de travail : dans la partie du rapport intitulée  » temps perdu, temps gagné », sont soulignés les éléments temporels qui qualifient le travail mené dans le cadre des recherches documentaires :
– temps long des tâches où la pensée complexe peut s’exercer,
– activités de tâtonnement progressives, coûteuses en temps et dont l’efficacité immédiate n’est pas garantie… mais qui préparent les élèves à une formation intellectuelle nécessaire.
– temps personnel alternant avec des phases d’échanges, puis reprise et approfondissement de thématiques de travail.
Afin de compléter ces remarques de 2002 qui ont gardé une pertinence très actuelle, poursuivant les pistes de recherche dégagées sur l’épistémologie du temps à l’œuvre dans le développement du champ d’action des enseignants du premier degré via les Projets d’école[[A.-M. Gioux – 1993- Thèse NR- Université de Toulouse le Mirail – « Projets et champs d’action des enseignants ».]], j’ai pu observer comment, les pratiques documentaires constituent pour les élèves du secondaire l’une des rares voies de continuité avec la formation reçue dans l’élémentaire.
Dans l’enseignement secondaire, le B2I, dont l’évaluation traverse tous les champs disciplinaires, mais qui se travaille majoritairement dans des activités de recherche et d’élaboration de l’information, inaugure une culture du « portfolio », du livret de compétences. Avec le livret de compétences sociales[[Voir sur ce site : Le socle commun, mais comment faire ? 15-11-07.]], ce sont des exemples encore isolés d’une révolution quasi copernicienne des temporalités didactiques du secondaire, prémisses d’assouplissements des parcours déjà pratiqués dans bien des EPLE innovants :
– massifications d’horaires au premier trimestre pour faciliter un travail de lecture/écriture, mené en parallèle par la documentaliste et trois profs de français en 5è… et destiné à la fois à mettre en œuvre des projet d’écriture personnalisés (intégrant brouillons, recherches et lectures mutuelles pour critique et correction), et réinvestissement des pratiques de recherche documentaire, intégrées au travail d’écriture.
– projet « tuilant » une année sur l’autre, les élèves de seconde préparant pour les nouveaux de la rentrée suivante, une semaine d’intégration avec tutorat.
– temps optionnel – validé et évalué au même titre que les épreuves de devoirs sur table – d’enquête, d’édition du journal du lycée, d’organisation du forum des métiers….

Ce sont là quelques modalités de mise en oeuvre du temps qui bouleversent les représentations et routines usuelles. Le pari d’apprendre ensemble en vivant pleinement, en acteur conscient et responsable, ses années collège puis lycée, est au coeur des recherches actuelles de la pédagogie[[Sur ce sujet : CRDP Montpellier Eduquer, enseigner, encadrer, le défi d’apprendre à vivre ensemble – A.-M. Gioux – Décembre 2008.]]. On s’éloigne de plus en plus du fonctionnement archaïque (un cours/ un prof/ une matière/ une année/ une classe)… reste à diffuser dans le corps social ces pratiques qui différent complètement du vécu antérieur des parents.

De la maternelle à l’Université[[Voir sur ce point A. Coulon – 1996 – Penser, Classer, Catégoriser : l’efficacité de l’enseignement de méthodologie documentaire à l’Universitéhttp://www.ccr.jussieu.fr/urfist/coulon.htm.]], la pensée se forme donc continûment par l’acquisition et la pratique de langages multi-modaux qui se combinent avec des paramètres temporels pour « traiter des informations », notamment dans les usages scolaires des environnements numériques de travail.

Dans le secondaire, il est d’abord important de ne pas réduire ces acquisitions à des techniques, des routines procédurales, une méthodologie; l’identité des professeurs documentalistes français est donc à définir autrement que celle de leurs collègues québécois, les « méthodologues ». Elle n’est pas à confondre non plus avec le cursus disciplinaire des autres professeurs.
De même, la tentation de définition techniciste du métier. Ce qui est enjeu de savoirs au CDI et dans la recherche documentaire relève d’une approche plus transversale, et d’une conception des apprentissages où le temps et les relations se combinent pour dessiner les contours d’une posture en émergence, valable pour tous les professeurs.
Traversant les différentes strates du Socle Commun de compétences et de connaissances, la capacité transversale à gérer des flux d’informations complexes permet d’irriguer de façon équilibrée tous les savoirs, de structurer des personnes en quête de leur propre formation. C’est le sens du travail mené par les professeurs documentalistes. Et il serait essentiel que ces apprentissages s’élaborent de façon continue tout au long de la scolarité obligatoire.
D’avoir vécu ces expériences en milieu d’apprentissage, les élèves seront mieux préparés à vivre leur autonomie de citoyens ; enfin, l’autodidaxie, inéluctable pour tous ceux qui cheminent vers le développement d’une conscience critique de leur temps, sera ainsi soutenue, encouragée, par les postures personnelles de recherche formatrice acquises.
On peut même faire l’hypothèse que le rôle traditionnel assumé au lycée par la Philosophie trouvera un complément et un relais nécessaire, tout au long de la scolarité, dans les pratiques de recherche transversales instaurées par ces nouveaux dispositifs pluri-disciplinaires du second degré.

Anne-Marie Gioux, Docteur en sciences sociales.