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De l’art de la consigne dans l’atelier de pratique théâtrale

Loin de la définition qu’en donne le dictionnaire – « Instruction stricte / Règlement / Retenue » Le Petit Robert – et qui la rend très proche de l’ordre donné et de l’autoritarisme, la consigne dans le domaine des activités théâtrales en éducation est d’abord et avant tout considérée comme une permission, une autorisation donnée aux participants pour s’aventurer dans le jeu, les libérer de leurs freins (peur de s’exposer, peur de mal faire ou peur de ne pas être dans la norme) et les aider à s’exprimer.

Ces bonnes intentions, qui sont à la base de tous les discours sur ces pratiques, sont cependant sous la menace de plusieurs perversions, selon les manières dont sont mises en œuvre les consignes.

Le mode du laisser faire

Il se construit en opposition à l’institution réputée incarner un modèle autoritaire soumettant les individus ou les excluant. Le mythe de l’atelier libérateur pousse l’animateur à prendre l’exact contre-pied de cette « pédagogie » qu’il a d’ailleurs souvent subie lui-même. Pour se distinguer de l’image du méchant professeur qui impose, le gentil animateur donne donc les consignes les plus larges et les plus vagues : « Jouez ce qui vous plait », ou variante « Choisissez la scène qui vous plait dans cette pièce, apprenez-la et jouez-la la semaine prochaine ».

Les réponses à ces propositions sont rarement à la hauteur des espérances des animateurs, qui, inconsciemment ou non, voudraient bien êtres récompensés de cette belle permission par « quelque chose de bien ». Mais il est rare qu’une telle liberté produise de l’inouï ou de l’original.

En lieu et place de la production attendue, l’animateur court plusieurs risques. L’angoisse de la page blanche peut totalement bloquer le groupe qui tombe en panne totale d’inspiration : « Madame, Monsieur, on ne sait pas quoi faire ! ». L’animateur se transforme alors en pompier, en courant de groupe en groupe pour donner des idées. Mais cette liberté soudaine peut également provoquer un défoulement incontrôlable, où les participants cherchent à tester l’animateur pour voir jusqu’où ils peuvent aller. L’animateur est alors forcé de se transformer en gendarme pour faire face à ces débordements ou d’avoir recours à l’institution pour remettre de l’ordre, ce qui est exactement le contraire de ce qu’il voulait faire ! D’autres fois encore, l’animateur va faire part de son plus profond dépit devant ce qui a été produit et va reprocher au groupe ses choix, avant de prendre totalement le pouvoir en imposant ses idées.

Le mode de la main de velours

C’est la grande utopie ou le grand fantasme de l’atelier théâtre : d’une voix douce et flûtée, un gentil animateur donne des consignes continues à des participants obéissants qui évoluent au gré de ces consignes, comme dans un cours de yoga. Les livres de théâtre sont pleins de ces jeux visant à favoriser la confiance, l’expression corporelle, le développement du regard, etc. Dans cette optique, bien animer consisterait à connaître le maximum de ces propositions et à en faire entendre les consignes de la manière la plus juste et la plus harmonieuse possible.

Tenir ainsi dans sa main les participants ne manque pas de charme, ni d’ailleurs d’utilité dans certaines circonstances, quand il s’agit par exemple de faire éprouver à un groupe une des dimensions du langage théâtral : c’est même très rassurant pour l’animateur car rien n’est supposé ici devoir déborder dans cette sorte de leçon modèle.

Le problème est que cette pratique confortable – il s’agirait somme toute de connaître bien un répertoire d’exercices et de le mettre en œuvre systématiquement – tend dans la plupart des cas à se substituer à l’activité théâtrale : l’atelier s’installe dans les petits jeux. Et elle place le groupe dans une situation de totale dépendance par rapport à l’animateur, d’où en retour des réflexes de chahut et de transgression de la consigne : « on voulait les calmer et ça les excite ! ».

Le mode de la main de fer

Estimant que rien ne peut advenir de bien au théâtre sans discipline et sans apprentissage préalable d’une grammaire, l’animateur contraint le groupe à de sévères exercices techniques. Comme à l’école, il y aura les bons, les mauvais, les chouchous selon que l’on réussit la consigne ou non. Et il y aura surtout des attentes interminables avant de passer sur ce plateau pour se faire démolir ou louer.

On retrouve également cette main de fer quand des groupes tentent de passer une scène qu’ils ont préparée. Au lieu de laisser au groupe son autonomie et de tenter de comprendre le sens global du projet, l’animateur intervient sans cesse en interrompant le jeu pour étaler sa science et donner la « bonne consigne » au joueur, qui peut alors difficilement faire autrement que se soumettre à cette autorité.

La créativité ou une autre vision de la consigne

L’animateur de l’atelier peut s’émanciper de ces modèles désuets et plus autoritaires encore que l’école elle-même, en adoptant les stratégies de la créativité, dans lesquelles les consignes ne se définissent non plus en fonction d’un modèle standard mais en fonction du projet de fiction à réaliser collectivement et en fonction d’un travail dramaturgique préalable. On distinguera deux types de consignes : les consignes d’exploration et les consignes de re-jeu. Les consignes d’exploration, comme dans toute démarche de créativité, demandent aux groupes d’inscrire leurs propositions dans un cadre préparé et limité par des contraintes (un dispositif spatial, un style de jeu, un canevas de jeu, une situation, etc.). Les réponses et les propositions des groupes, évidemment et heureusement multiples, peuvent ensuite faire l’objet de consignes de re-jeu qui vont être formulées (souvent sur la base d’un « Et si… ? » ») en fonction de ce qui a été produit, pour faire progresser le jeu et aller vers la maîtrise de l’expression.

C’est dans ce sens que la consigne devient une véritable permission pour aller plus loin et se dépasser. Mais cela suppose bien entendu un animateur qui prenne véritablement le risque de l’écoute des besoins du groupe et de son projet.

Bernard Grosjean
Directeur de la compagnie Entrées de jeu
Article paru dans le n° 483 des Cahiers pédagogiques, « Attention aux consignes », septembre 2010.