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Livre du mois du n° 591 – De la difficulté d’enseigner

Jean-François Condette (dir), 2023, Septentrion

Pas facile de faire la recension de cet épais ouvrage, tant sont variés et riches les apports sur « les permanences et mutations » du métier, de la condition d’enseignant depuis le XVIIIe siècle. Je me contenterai de citer quelques aspects de cette « difficulté d’enseigner » (le singulier est d’importance) qui ne datent pas d’aujourd’hui et relativisent les constats actuels.

Le dessin de couverture, tiré de L’Assiette au beurre de 1909, qui montre un enseignant pas seulement « empêché », comme on dit aujourd’hui, mais carrément enchainé, n’est pas là par hasard. Car dans l’ouvrage, on peut trouver un fil directeur dans cette pression constante de divers pouvoirs (l’Église, l’État, les collectivités locales) sur les enseignants. Avec une lente évolution vers plus de liberté cependant, jusqu’à l’avènement consolidé de la République. Côme Simien met en avant l’extrême dépendance de celui qui est un « agent politique du régime ». Pour justifier son salaire, dans les villages, il doit préparer l’église, s’occuper des chants religieux, mais aussi servir aux écritures de la mairie. Ses conditions de vie restent souvent déplorables au XIXe siècle.

Fonctionnaires en 1889, les maitres d’école restent « observés » par l’État et ne doivent pas déroger à une neutralité qui est aussi adhésion aux valeurs républicaines. On peut sanctionner les écarts soit monarchistes, soit trop à gauche.

Concernant les « vulnérabilités pédagogiques », nous revient le titre du récent dossier des Cahiers : « Tu la gères ta classe ? » Le rapport d’un inspecteur en 1870, note que, dans la classe d’un agrégé, « les élèves se tiennent mal en classe, même devant l’inspection. Nous étions à peine sortis que l’un d’eux s’est mis à fumer. »
Mais les questions de discipline scolaire sont davantage abordées dans la troisième partie qui concerne notre époque, à laquelle contribuent des sociologues et un inspecteur pédagogique.

On retiendra, dans les évocations historiques, les passionnantes références à un corpus d’archives de ce qui s’appelle alors Charente inférieure. Véronique Parouty le commente en soulignant que « l’historiographie a quelque peu occulté le traitement des signes de vulnérabilité chez les maitres et maitresses », et en ouvrant sur un regard nouveau « sur un pan de l’histoire presque sacré, scellé aux murs des écoles ». On est un peu loin de la mythologie des « hussards noirs » que j’ai toujours trouvé très genré, oubliant les grandes difficultés d’enseignantes souvent infériorisées et surveillées. Louka Efthymiou étudie le cas des professeures du secondaire qui ont longtemps été victimes de discriminations. Mais les choses ont quand même évolué depuis l’époque où un sénateur de droite parlait « de jeunes filles qu’on appelle professeurs femmes, je ne connais pas ce monstre ».

Très intéressantes sont aussi les analyses de rapports d’inspection concernant la pédagogie pratiquée en classe et qui est parfois trouvée très insuffisante, ennuyeuse. Les carences de la formation pédagogique, surtout dans le secondaire, une vieille antienne ! Et pour faire resurgir un fantôme du passé si souvent caricaturé, on lira l’étude de Pierre Kahn sur les activités d’éveil et les raisons de l’échec de cette réforme. Au passage, l’auteur souhaite vivement que des ouvrages soient consacrés à cette longue tradition de pédagogie active qui ne s’arrête pas aux années 70.

Jean-Michel Zakhartchouk

Questions à Jean-François Condette

©DR

De ce livre se dégage l’idée que les difficultés des enseignants ne sont pas d’aujourd’hui et que plus que jamais il faut se méfier de l’idéalisation du passé. Qu’en pensez-vous ?

En s’appuyant sur les sources archivistiques et imprimées, en pratiquant des enquêtes de terrain, les contributeurs arrivent à dégager des évolutions. Des vulnérabilités enseignantes existent au xixe siècle ; certaines se maintiennent ; d’autres se sont fortement réduites voire ont disparu ; d’autres sont apparues. Tout au long du xixe siècle, les enseignants sont soumis à une forte surveillance politique et connaissent des temps d’épurations. Cette étroite dépendance est atténuée à partir des années 1880. Les conditions matérielles d’installation se sont améliorées. Mais les « vulnérabilités pédagogiques » se maintiennent tout en se transformant.

D’autres difficultés sont plus récentes, liées à l’affirmation des droits de l’enfant et de l’adolescent dans les familles et la société, liées également à la concurrence informationnelle des nouveaux médias, qui ont transformé le rapport aux savoirs. Les mutations sociales, la montée des phénomènes d’exclusion et de communautarisme ethnique ou religieux, l’enjeu fort du diplôme face au chômage, transforment le métier d’enseignant.

Face à ces incertitudes, il est alors rassurant de se référer à un « âge d’or » ancien, en imaginant qu’il puisse resurgir du passé. Ce « temps retrouvé » se doit cependant d’être adapté aux temps actuels. Il faut « dégraisser le mammouth », au nom de l’idéologie néolibérale et de la nouvelle gouvernance, pour lui rendre sa souplesse en supprimant de nombreux carcans nationaux jugés obsolètes. Ce discours est donc contradictoire et sélectionne dans le passé ce qui l’arrange et ce qui peut parler le plus à l’opinion – les écoles normales, l’uniforme, les hussards noirs – en sortant ces éléments de leur contexte pour composer une forme d’habit d’arlequin de la bonne réforme qui se colore de « morceaux choisis » et réinterprétés du passé.

Il en va ainsi d’une forme de mythe reconstitué des écoles normales. Si elles ont fourni des générations nombreuses d’instituteurs et d’institutrices compétents, elles n’ont pas réussi à fournir « le marché scolaire » en enseignants de manière suffisante à certaines périodes (fin du xixe siècle ; années 1950-1970). On oublie aussi que le niveau de recrutement a connu une révolution, passant de certifications issues de la filière primaire au baccalauréat (en 1940), au diplôme universitaire d’études générales (bac +2, 1979), à la licence (bac + 3, 1989) et désormais au master 2 (bac +5 depuis 1998). Le moule normalien « ressuscité » ne pourrait fonctionner dans un contexte si différent, qui a aussi profondément modifié les caractéristiques sociales des recrutés.

Aujourd’hui, comment peut-on aider les enseignants à affronter les « difficultés » du métier, qui se traduisent dans la crise du recrutement ?

Il faut réaffirmer qu’enseigner est un métier qui s’apprend et que la tentation du seul compagnonnage auprès d’un collègue chevronné n’est pas satisfaisante, pas plus que la théorie du « don d’enseigner ». On a toujours voulu aller vite et concentrer la formation en quelques mois, les étudiants ayant deux années à peine pour préparer et réussir le concours de recrutement, pour se former au métier, tout en obtenant un diplôme de master.

On n’enseigne bien que ce que l’on connait bien et la place des savoirs universitaires doit être assurée, réassurée même, car ces dernières années on a souvent fait comme si ces savoirs scientifiques étaient acquis. À ces savoirs disciplinaires doivent être associés leurs didactiques. Il y a également à maitriser les « savoirs pour enseigner » (pédagogie, psychologie, connaissance du système éducatif, de son histoire et de ses valeurs). Il y a aussi la découverte indispensable de la classe et des élèves, qui doit être progressive.

C’est la première condition, celle d’une bonne formation. On ne forme pas un médecin en deux années ; un enseignant non plus.

Il faut ensuite revoir les conditions d’affectation des débutants qui se retrouvent souvent à temps plein sur les postes les plus difficiles. Il faut aussi proposer une vraie formation continue qui ne soit pas liée à telle réforme ou à tel problème rencontré au sein de la société ou de l’école ; les annonces récentes sur des temps de formation pris sur les fins de journée ou les périodes de vacances ne sont pas de bonnes nouvelles. Il faudrait aussi réfléchir sur la longue durée de la carrière enseignante, qui connait forcément des temps de doutes, et sur des schémas de transition vers d’autres missions ou professions.

Il y a enfin à redonner aux enseignants une forme de confiance et d’autorité, sans les culpabiliser systématiquement à chaque fois qu’un problème survient et sans les charger de toutes les missions du monde, transformant l’enseignant en « pompier social » sommé de régler les tensions qui surgissent dans la société et d’assurer toutes les « éducations à ». La réussite de tous, au nom de l’égalité, est un bel idéal à poursuivre mais qui doit aussi reconnaitre, sans tabou idéologique, la diversité des élèves, de leurs gouts et de leurs aptitudes, en proposant des parcours de réussite plus différenciés qu’aujourd’hui.

Propos recueillis par Jean-Michel Zakhartchouk

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