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De haut en bas, de bas en haut, l’autodidactisme au centre

La lamentation des plus anciens sur le bas niveau des élèves qui émergent de leur scolarité primaire et secondaire, et la mauvaise qualité de leur éducation, est une ritournelle vieille comme le monde. Ces temps-ci, les récriminations se focalisent sur le désintérêt des élèves pour les sciences et les techniques qui sont, comme chacun sait, le fer de lance de la compétitivité économique et assurent la richesse aux Nations. En fait, l’examen des statistiques [1] [2] montre que si effectivement les flux d’étudiants qui s’inscrivent dans les disciplines « de base », physique, chimie, mathématiques, diminuent, le nombre total de diplômés en sciences en Europe augmente.
C’est qu’il faut compter parmi les sciences un certain nombre de domaines nouveaux, interdisciplinaires, qui ne rentrent pas dans le cadre des découpages anciens, par exemple l’environnement (beaucoup de chimie) ou les mathématiques financières (qui se classent peut-être dans la catégorie des études de « business »). En fait les étudiants semblent adopter une attitude « marketing » en tentant d’évaluer à l’avance les perspectives de débouchés des études qu’ils entreprennent. Comme les études fondamentales classiques conduisent au professorat dans le secondaire ou à la recherche et que la première possibilité est plutôt dévalorisée par des perspectives d’exercice et de carrière difficiles et que la seconde est prestigieuse mais d’un accès très limité, et en plus sous-rémunérée, on comprend que beaucoup de jeunes gens font le choix de s’orienter vers des études moins focalisées, plus courtes et plus faciles.
Les carrières industrielles elles-mêmes sont surveillées, ainsi une crise de l’emploi dans l’industrie chimique allemande vers 1997, s’est traduite par une forte diminution des étudiants en première année de chimie, tendance qui s’est corrigée en 2002 quand il est apparu que la crise était passée. Les facteurs d’intérêt pour telle ou telle discipline ne dépendent pas ainsi seulement des goûts mais aussi des tendances économiques. Les jeunes étudiants disposent effectivement aujourd’hui de nombreux canaux d’information sur les carrières.

Le risque du manque d’appétence pour la technique, l’ingénierie, la science, n’est pas vraiment démontré, les besoins actuels en personnel semblent largement couverts en dépit du caractère scandaleux des salaires proposés dans les établissements publics alors qu’ils se situent parmi les plus élevés du spectre des rémunérations dans le privé… Toutefois, la crainte répandue de perdre un potentiel de ressources humaines conduit les milieux scientifiques à s’interroger sur la qualité d’une éducation qui ne ferait pas une part assez belle à l’enseignement des sciences. De là une pression assez forte exercée sur les milieux éducatifs pour qu’ils rendent l’enseignement des sciences plus attractif. De multiples colloques, réunions et conférences ont été consacrés à ces questions, des expériences pratiques ont été lancées.

La question de la culture scientifique s’est ainsi, depuis plusieurs années introduite dans le panorama pédagogique. De fait, on sait que les jeunes gens en général apprécient peu les sciences à l’école et qu’ils s’ennuient plutôt à l’évocation de ces matières (cf. ref. [1] page 171, Eurobarometer 55.2, 2001). Beaucoup pensent que la raison profonde en est le « programme », c’est-à-dire la nature des questions scientifiques abordées en classe qui sont parfois choisies de façon à permettre des questions d’examen, donc un mécanisme de sélection.

Les deux propositions de réforme

Un double courant de « réforme » est alors apparu. Les uns veulent renforcer le « programme » en insistant sur les « fondamentaux ». Par exemple, on supprime les TPE (travaux personnels encadrés) et dans l’enseignement de la technologie on revient aux « objets modèles », aux dépens des projets collectifs de réalisation. Les autres veulent partir des connaissances que les élèves peuvent avoir, des questions qui se posent dans la société et préfèrent une organisation pluridisciplinaire du travail en classe qui se focalise autour d’un projet (par exemple pour une classe de quatrième la réalisation d’un parfum, du liquide au flacon).

Deux approches s’opposent ainsi qui ont fait l’objet de nombreuses descriptions. D’une part la « top down » (de haut en bas). Une « autorité » décide de ce qui doit être enseigné, et pourquoi, en tenant compte des besoins de la Nation, de l’avancée des savoirs, du contexte politique, économique et social, etc.. Cela donne « le programme » si possible contraignant, élaboré à partir de décisions réfléchies. Il impose une méthode d’enseignement et assure le contrôle des acquis par les examens. On pense que cette approche est plutôt politiquement « conservatrice » (mais elle peut tenter la « gauche » comme la « droite »). Elle implique une hiérarchie de pouvoirs, donc le contrôle des enseignants (l’inspection), et repose sur le principe de la compétition entre les enseignés (les notes, le vieux système des « prix », les concours). Le but avoué est de faire émerger une élite compétente assez nombreuse pour occuper les différents postes nécessaires à la conduite et à l’exécution, en particulier, des tâches scientifiques et techniques.

D’autre part l’approche « bottom up » (du bas vers le haut) qui est généralement soutenue par tout ce qui est « progressiste » dans la communauté des gens qui s’intéressent à l’éducation, en particulier l’éducation scientifique informelle. Elle suppose que les objectifs éducatifs sont définis par les besoins exprimés à travers les apprenants, les parents, l’environnement social, les différences sexuelles, le souhait d’acquérir des capacités utiles, etc. Il s’agit surtout de faire comprendre la méthode scientifique plutôt qu’un contenu formel en insistant sur des exemples pratiques, des manipulations et des situations de projets. Par conséquent ne plus se faire peur avec le « programme » mais créer autour des sciences des situations ludiques et interactives. Former les jeunes à une culture scientifique. De nombreuses expériences ont été faites en France dans cette direction depuis longtemps, par exemple la pédagogie Freinet, le mouvement des « Exposciences », celui des « Petits Débrouillards » et des associations réunies dans le CIRASTI, plus récemment, « La Main à la Pâte », sans oublier les méthodes interactives proposées par de nombreux Musées ou Centres des Sciences et depuis 1937 au Palais de la Découverte. Bien que cette action soit très importante elle reste quantitativement marginale, la majorité des enseignants pratique, de force ou par choix, le « top down », comme le montre le peu d’impact actuel des classes Freinet, archétype de l’opposition pédagogique au « top down ». Cependant, il semble qu’en dépit de l’orientation de la plupart des systèmes d’enseignement dans le monde, à un échelon plus microscopique, les professeurs dans leur classe ont leurs méthodes et qu’il y ait en fait pas mal de « bottom up » pour aider aux explications des sujets imposés par le « top »…

La pression des médias sur le « bottom up »

Dans notre société contemporaine un nouveau facteur est apparu : l’utilisation par la société du spectacle pour ses productions audiovisuelles, de thèmes et de scénarios empruntés à la science et exploités aussi bien pour des descriptions emphatiques de domaines scientifiques particuliers (astronomie, climatologie, préhistoire, médecine, biologie,…) que pour la science-fiction et le fantastique plus ou moins irrationnels. Comme ces spectacles, notamment à la télévision ou par les bandes dessinées attirent beaucoup les enfants, la demande « bottom up » est naturellement nourrie par ce que le spectacle a pu phagocyter dans le domaine scientifique, sujets qui ne figurent en général pas au « programme » d’où l’impression qu’ont parfois les enfants que l’enseignement est à côté de la pointe de la recherche… Comme la catastrophe est un thème favori pour une bonne dramatique l’impression du « danger » des manipulations exercées par la science notamment sur le vivant s’est enracinée et peut contribuer à éloigner les enfants d’une carrière scientifique ou technique (ce qu’une récente enquête ROSE suggère [3]). L’influence des médias est donc un paramètre sous estimé des questions d’éducation, probablement un facteur essentiel car il opère sur l’imaginaire. D’ailleurs l’éducation scientifique informelle s’organise peu à peu pour devenir elle-même un média avec tous les préjudices associés au genre (faire peur, se projeter dans l’avenir, valoriser les situations marginales, exalter les héros, etc.).

Une évolution très lente

Les résultats des tests (choix multiples) proposés aux Etats Unis pour mesurer le degré de compétence des élèves qui viennent de terminer leurs études secondaires avant d’aborder l’Université sont pratiquement inchangés depuis dix ans. En science, seulement 26 % des élèves ont la moyenne au test (mais 41 % en maths). Naturellement tous les élèves ne se destinent pas à l’enseignement supérieur. Les Etats Unis ont connu en 1995 sous la pression de l’Académie des Sciences américaine, présidée par le Professeur Bruce Alberts, une réforme de l’enseignement des sciences dans un sens très « bottom up » avec une insistance particulière sur la notion « d’enquête » (« inquiry »), c’est-à-dire l’éducation par projets, pour faciliter l’apprentissage des sciences. Cela n’a pas fait disparaître totalement le curriculum mais a suggéré aux enseignants d’utiliser dans la pratique les méthodes d’enquête pour le traiter. Naturellement cette orientation a engendré de vives critiques et un appel à une application plus rigoureuse des programmes (puisqu’environ 75 % de la population scolaire ne semble toujours pas comprendre les sciences !…). Les dernières statistiques semblent montrer que la nature des méthodes pédagogiques ne change pas le résultat global et que finalement une fraction fixe de la population scolaire a des capacités en science. Cette fraction (25 %) correspond d’ailleurs au pourcentage des adultes qui disent s’intéresser aux sciences.

La situation a inspiré à deux économistes américains des remarques peut-être un peu cyniques, ou si l’on veut, réalistes. Pour eux l’important dans une économie moderne est d’avoir des gens capables d’innover. Pour cela, augmenter les capacités scientifiques et techniques des élèves au niveau des écoles primaires et secondaires n’a qu’un très faible effet. C’est le paradoxe des Etats Unis capables de beaucoup d’innovations mais qui ont une éducation primaire et secondaire d’une qualité bien inférieure à celle de beaucoup de pays de l’OCDE. La différence tient en effet dans la qualité de l’éducation universitaire et de la recherche associée. D’autant plus que des Universités de qualité internationale attirent les étudiants de l’étranger soucieux de travailler avec les meilleurs. Ils recommandent donc pour l’Europe, de développer des Universités autonomes sans trop s’inquiéter de la manière dont la science est reçue ou enseignée dans le primaire et le secondaire. De fait, même si le nombre de jeunes gens intéressés par les sciences n’est pas trop élevé il peut être suffisant pour permettre de former les talents nécessaires pour le secteur recherche et développement. D’autant plus que les Etats Unis comptent sur les capacités acquises ailleurs et attirées par la qualité, et les moyens, de leur recherche (il y a 400000 chercheurs européens aux Etats Unis). La culture scientifique n’est alors qu’un vernis qui peut avoir éventuellement des effets à long terme mais qui permet aussi de faciliter dans l’immédiat la diffusion d’innovations créées ailleurs…

Cette attitude revient à renvoyer dos à dos « top down » et « bottom up » puisqu’au stade de la formation primaire et secondaire la pédagogie n’apporte rien à l’économie innovante. Bien sûr, beaucoup de « jobs » ordinaires offerts par la société contemporaine demandent des connaissances dans le domaine scientifique et technique, mais une formation réelle peut être assurée par les employeurs. Une troisième position « politique » se dessine donc sur l’échiquier de la stratégie éducative : l’indifférence. D’autres sceptiques considèrent que l’intérêt que portent les jeunes à la science et à la technique à travers les canaux de l’éducation scientifique informelle, musées, associations, et autres, ne résiste pas aux assauts de la puberté…

L’autodidactisme

Comment peut-on réellement apprendre ? Cette question a fait l’objet elle aussi de beaucoup de travaux [4]. Comment s’en inspirer dans les approches, un peu contradictoires et dogmatiques, « top down » et « bottom up » ? Il semble que l’acte d’apprendre s’inclut dans une expérience individuelle dont les motivations sont multiples mais qui doit être vécue. Au moins en science, il n’y a pas d’apprentissage automatique, il faut qu’un effort, un jour, permette d’accéder à la logique derrière les mots ou les faits. Résoudre seul un problème de mathématiques, comprendre une expérience de physique, se passionner pour une question de sciences naturelles, autant de portes qui à l’occasion font passer de l’indifférence ou de la méfiance à la volonté d’en faire plus, que ce soit pour dominer les camarades, pour la satisfaction d’avoir compris, pour plaire au professeur ou par simple instinct de curiosité. Il faut passer par un acte d’autodidactisme [5] que ce soit à l’incitation du contexte de la classe, à l’occasion de visites informelles dans les musées, à travers une chasse sur Internet ou grâce aux médias. Le goût d’apprendre, exprimé souvent dans un domaine particulier, est un acte d’autonomie qui définit une facette d’un individu. L’enseignement formel devrait l’encadrer et le faciliter. L’autodidactisme est très répandu mais souvent dans des domaines qui ne s’intègrent pas bien dans le cursus scolaire ordinaire comme les différents « hobbies » : construction de maquettes, recettes de cuisine, collections de timbres, etc. Il encourage le jugement, les choix, la mémoire, la méthode. L’important dans l’éducation est de dépasser le stade de la répétition et de la copie pour accéder à l’autonomie.

Dans la ligne « top down » comme dans la ligne « bottom up » il y a de multiples opportunités pour un élève de s’attacher à un sujet et de se l’approprier par un acte volontaire d’autodidactisme. Le rôle du maître est essentiel dans ce processus par les occasions qu’il propose, internes ou externes à l’école, et par l’accompagnement qu’il offre. Par sa richesse le domaine scientifique, constamment renouvelé par l’actualité, offre de multiples thèmes pour attirer les curiosités et diffuser auprès des jeunes la culture scientifique et l’intérêt pour les sciences. On peut ainsi espérer faire naître les vocations pour la formation desquelles le rêve éveillé que fait l’enfant, le rôle qu’il endosse dans son imaginaire, souvent associés à l’effort individuel effectué pour comprendre une question, sont essentiels. Par leur pratique réelle, les choix que font les maîtres en classe peuvent optimiser un compromis entre les positions théoriques (souvent « politiques »), « top down » et « bottom up ». L’idéal serait de « brancher », comme on dit aujourd’hui, les curiosités, sans doute pas sur la totalité des programmes mais au moins sur une fraction choisie dont la pénétration permettra de faire l’expérience d’une technique autonome d’apprentissage qui pourra être appliquée à d’autres questions, plus tard ou tout au long de la vie.

Paul Caro, Directeur de recherche au CNRS.

Références :
[1] European Commission : Report by the High Level Group on Increasing Human Resources for Science and Technology in Europe, 2004, Luxembourg Office for Official Publications of the European Communities, 2004, 187p.
[2] Jean Dercourt, Académie des Sciences, « Les flux d’étudiants susceptibles d’accéder aux carrières de recherche » EDP Sciences, 2004.
[3] ROSE : « Relevance Of Science Education » [ www.ils.uio.no/forskning/rose/ ]
[4] André Giordan, Françoise Guichard, Jacques Guichard, Des idées pour apprendre, Z’Editions, Nice, 1997, p.333
[5] Joan Solomon ed. : « The Passion to Learn An inquiry into autodidactism », RoutledgeFalmer, London, 2003