Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !
,

Le livre du mois du n°580 : Contre l’école injuste !

Philippe Champy et Roger-François Gauthier, ESF sciences humaines, 2022

Révolutionner l’école en France, voilà ce que proposent les auteurs de cet ouvrage court et incisif.

Des constats, d’abord, sur des décennies de diagnostics et de « scénarios de sortie de crise » dépendant caricaturalement de la couleur politique du pouvoir en place : manque d’investissement pour la gauche, décalage entre l’école et l’économie pour la droite. Les remèdes associés sont toujours les mêmes : accroissement des moyens ou mise en concurrence et libéralisation progressive, voire, pour les forces illibérales qui menacent de prendre le pouvoir, mise en place d’une école ségrégative.

Les auteurs demandent donc : « Doit-on continuer à croire à la possibilité d’une démocratisation scolaire ? » Au regard de ce qu’ont fait des pays comparables, il y a clairement une singularité française, un « grand blocage » dont l’origine doit être interrogée.

Philippe Champy et Roger-François Gauthier pointent ce qu’ils nomment « l’imaginaire collectif français », dominant en matière d’éducation, constitué de « l’ensemble de représentations et de croyances partagées qui entretiennent une vision partielle et partiale de la réalité, source d’illusions ». Cet imaginaire, pour le moment indépassable car impensé, s’est construit avec la démocratisation ou en son nom. Un legs historique bloquant.

La composition de cet imaginaire est faite de croyances entremêlées : la « méritocratie républicaine », la capacité du système éducatif à diriger l’élève vers sa « juste place dans la jungle des filières de sélection », et enfin un type d’évaluation, outil de classement et de sélection. S’ajoutent à cela des savoirs validés par des disciplines « incontestables » mais qui laissent à coup sûr la moitié de la classe au bord du chemin.

En fait, il n’y a jamais de confrontation de ces croyances au réel. L’élitisme républicain est de la poudre aux yeux, tant sont proches la culture de l’école et celle des classes dominantes. Tout le monde ne trouve pas sa juste place, l’école fabrique des filières de relégation. L’imaginaire scolaire empêche l’analyse du réel et en falsifie l’appréhension.

Pour les auteurs, l’école doit servir à faire accéder les enfants et adolescents à autre chose que des savoirs normés imposés par un « pouvoir exécutif éphémère ». Elle doit dispenser une culture de type « anthropologique » qui donne accès à la diversité humaine, qui fasse entrer l’élève « en humanité et en démocratie ». On pourra alors s’atteler à la question de la vérité, « qui sera la marque de fabrique de l’école, comme le lieu où on débat de ce qu’est la vérité ».

Comment aller vers ce dessein anthropologique ? Par l’abandon de la logique de programmes scolaires hiérarchisés, privilégiant l’abstraction, dévalorisant les savoirs manuels, corporels, techniques, artistiques. Il faut passer à une logique de curriculum, de savoirs surplombant les diverses disciplines. Cela bouleversera les fonctionnements individuels et collectifs et nécessitera une véritable révolution culturelle et, donc, politique.

Il sera évidemment nécessaire de définir les finalités de l’éducation, de privilégier l’idée que « l’école est là pour éduquer » et qu’elle doit avoir du sens pour les élèves (ce qui n’est pas le cas pour beaucoup, très tôt dans leur parcours scolaire) : « C’est cela entrer dans la culture, c’est comprendre les significations que portent les savoirs et les réalisations. » « L’absence de partage d’une vraie culture […] réduit encore plus la chance que la collectivité fasse société. »
Un projet enthousiasmant !

Jean-Charles Léon

Questions à Philippe Champy et Roger-François Gauthier

Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire ce livre ?

Roger-François Gauthier : Il s’agit d’une étape dans le travail du Collectif d’interpellation du curriculum (Cicur), pour faire le point. En aucun cas nous ne prétendons détenir les solutions. En ce qui me concerne, tout est parti d’une immense colère. J’ai exercé diverses responsabilités dans l’institution scolaire, et j’ai pu faire le constat de l’extrême frivolité qui généralement y règne. Par exemple, des ministres donnent leur avis sur les contenus d’enseignement, sans aucune légitimité pour cela. Puis, je suis passé à l’effarement de voir l’impensé qui domine sur les questions de formation de nos élèves. On ne réfléchit jamais aux finalités, à la question du sens global, pour eux, de ce qui est enseigné. J’ai vu moins d’impensé dans les pays étrangers où je suis allé !

Philippe Champy : J’ai été éditeur de livres scolaires pour l’école primaire, je me suis rendu compte de l’écart entre la vision du métier d’un professeur des écoles et les conceptions dans les échelons supérieurs, où les hauts responsables sont déconnectés de la réalité et des acquis pédagogiques.

Vous parlez dans votre livre d’une « nébuleuse de croyances entremêlées »…

P. C. : Il y a un imaginaire collectif dominant. Or, des notions comme l’égalité des chances, la méritocratie républicaine, qui semblent aller de soi, doivent être interrogées.

R.-F. G. : On peut citer d’autres composants de cet imaginaire : un système qui a multiplié les cases, les filières et les dispositifs, parfois avec la meilleure intention mais au détriment du commun, la valeur incontestable des notes et des examens et, enfin, la solidité supposée des savoirs scolaires. Il nous faut forger un nouvel imaginaire.

Quels leviers permettraient de construire une école moins injuste ?

P. C. : Il existe de nombreuses sources d’injustice, comme l’origine sociale et résidentielle. Mais notre approche, c’est d’entrer dans le contenu de l’école, la façon dont on sélectionne les savoirs. S’interroger sur cet impensé est essentiel. La question est : quel citoyen veut-on former ? Comment améliorer un système si les acteurs n’ont pas une vision partagée sur ce point ?

R.-F. G. : La justice doit partir des droits. Tout le monde doit avoir droit aux savoirs. Alors que, pour ne donner que cet exemple, les lycéens professionnels sont privés de philosophie, contrairement aux sections générales.

Vous dites que l’école n’est pas un « conservatoire des savoirs passés »…

P. C. : Oui, il faut interroger cette idée d’une transmission figée. Dans un contexte où les savoirs évoluent en permanence, il faut remettre en cause cette conception d’une culture close sur certains héritages, afin de pouvoir répondre aux enjeux de notre temps (questions climatiques, géopolitiques, etc.). L’école ne peut pas rester à l’écart, il faut un lien fort entre ces réalités et les contenus scolaires. L’important est de comprendre comment les élèves peuvent intégrer les savoirs, notionnels mais aussi pragmatiques, qui doivent faire sens pour eux et être une aide pour penser et pour agir.

R.-F. G. : Or, actuellement, l’important semble être surtout de trier les élèves, peu importe à partir de quel type de savoir, au fond (latin ou mathématiques). D’où l’idée d’un curriculum qui serait un ensemble cohérent construit autour du sens et permettrait aux élèves de se repérer dans les complexités du monde.

P. C. : Il y a une question de justice, mais aussi de justesse. Comment l’école peut-elle répondre avec justesse aux défis de notre temps ? Il n’est pas possible que chaque discipline travaille de son côté. Il faut au contraire partir des questions communes, et ensuite voir ce que chaque discipline peut apporter à ce commun.

R.-F. G. : À quoi doit-on arriver pour tous les élèves à la fin de la scolarité obligatoire ? On ne peut éluder cette question. Et peut-être qu’une meilleure idée serait de la poser pour la fin du lycée, général comme professionnel. Reste qu’il serait sans doute aussi nécessaire de travailler sur un socle commun pour les enseignants. Comment construire une culture commune des enseignants, notamment dans le second degré ?

Propos recueillis par Jean-Charles Léon, Claire Lommé et Jean-Michel Zakhartchouk

Pour aller plus loin

Cet entretien est la reprise partielle d’un dialogue avec les auteurs lors d’un webinaire organisé par les Cahiers pédagogiques le 1er octobre, à retrouver ici en intégralité : https://www.cahiers-pedagogiques.com/les-webinaires/