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Contre la ségrégation scolaire, quelles régulations ?

Cahiers pédagogiques : On dit parfois que la suppression de la carte scolaire aboutirait à un « marché libéral » de l’éducation.
Christian Maroy : Tout dépend de ce qu’on entend par « marché libéral ». Si on parle d’un marché au sens strict (régulation d’une offre et d’une demande par les « prix du
marché »), la réponse est non car l’enseignement obligatoire restera dans la très grande majorité des cas un service « gratuit » pour les usagers et donc sans prix. C’est le cas dans la plupart des pays européens, et pour l’essentiel aux USA aussi.
Si on l’entend de façon plus métaphorique comme une visée d’accentuation de la concurrence entre les établissements scolaires, pour améliorer « la qualité » du service éducatif rendu, la réponse est alors positive, car la suppression de la carte scolaire renforcera la compétition
entre certains établissements soit pour s’assurer un nombre d’élèves suffisant ou plus encore, pour s’assurer que sa population scolaire ait suffisamment d’élèves relativement
« faciles » à former, car ils viennent d’un milieu familial soutenant, disposant de ressources culturelles, etc. Ces concurrences pouvaient exister sous le régime de la carte scolaire (en raison de la possibilité d’opter pour le privé
ou du jeu des dérogations permettant d’éviter « légalement » tel ou tel établissement en raison de sa localisation par exemple.) mais elles seront favorisées par l’augmentation des latitudes de choix. Les familles les plus enclines à choisir en fonction de critères proprement scolaires (les familles culturellement aisées) le feront davantage qu’aujourd’hui, sans que des familles très désavantagées ne fassent forcément de même, car les contraintes matérielles
et familiales restreignent davantage leur univers et leurs critères du choix.
La question est alors de savoir si ces concurrences produisent des effets positifs en termes de qualité de l’éducation ou des effets négatifs en termes d’accentuation de la ségrégation sociale ou ethnique entre établissements
et au-delà des inégalités face à la réussite.
En ce qui concerne la première question, il est souvent très difficile d’isoler un effet « exclusif » de la libéralisation du choix des parents : des pays ou régions avec libre choix de l’école ont des performances assez médiocres de leurs élèves dans les enquêtes internationales
Pisa (la Belgique francophone par exemple) alors que d’autres sont assez bien positionnés (Nouvelle Zélande, Belgique flamande) et il en va de même pour les pays avec sectorisation stricte. Concernant la seconde question, les
difficultés d’analyse sont aussi grandes, mais selon l’état actuel de la recherche européenne, il semble que dans les pays où les parents sont libres d’inscrire leurs enfants dans l’établissement de leur choix et où les établissements
peuvent filtrer ceux qu’ils acceptent, la ségrégation
sociale entre les établissements scolaires soit favorisée. Autrement dit, dans les pays qui accentuent le libre choix des parents et régulent insuffisamment les établissements,
la ségrégation s’accentue. Mais inversement, la carte scolaire n’est pas une garantie d’absence de ségrégation, comme en France où elle est partiellement le résultat de la ségrégation des territoires, mais aussi l’effet des jeux
des familles.

C.P. : En quoi peuvent consister les outils de régulations qui garantiraient une vraie diversité sociale au sein des établissements scolaires ?
C.M. : Comme je l’ai suggéré, ce n’est pas le libre choix des parents à lui seul qui crée de la ségrégation scolaire ; inversement, la carte scolaire (notamment parce qu’elle entérine la ségrégation territoriale) n’est pas une
garantie de diversité sociale. Que faire alors ?
À mon sens, il faut d’une part renforcer les moyens des écoles qui se trouvent face à des populations scolaires socialement défavorisées (lier les ressources de fonctionnement au niveau de diplôme des parents par exemple) ; d’autre part, un plus grand choix des parents peut être défendu si des régulations des recrutements par les établissements existent et sont efficaces. À cet égard, la Belgique est un contre-exemple, car non seulement les
parents choisissent mais les établissements peuvent assez facilement filtrer les élèves qu’ils privilégient. À l’inverse, dans certains arrondissements anglais, les parents peuvent émettre des préférences pour trois ou quatre écoles, mais les autorités de tutelle peuvent
définir des critères de priorité pour les écoles qui sont « surdemandées » par les parents : ce peut être la zone d’habitation des parents, la présence de frères et soeurs, mais aussi « le niveau d’aptitude » (banding system). Ce dernier critère peut être utilisé pour diversifier socialement et scolairement la population d’un établissement, ce qui permet aux écoles de certains arrondissements d’avoir une moindre ségrégation que celle du territoire où elles se localisent. Mais attention, plusieurs défauts de ce système demeurent : tout d’abord certains établissements recréent de la ségrégation à l’interne, entre classes ; ensuite, les « quotas » ne s’appliquent qu’aux écoles publiques ; enfin, les parents peuvent encore choisir d’aller scolariser leurs enfants dans un autre arrondissement, par exemple dans le contexte de grandes villes.
Une régulation efficace des établissements combinée avec une dose de « choix » octroyée aux parents suppose donc idéalement :
1) une coordination entre le privé et le public ;
2) une coordination entre les territoires connexes et les « régulateurs » qui y agissent (autorités publiques et privées).

C.P. : Quelle est la collectivité locale qui vous paraît la plus à même de définir les secteurs scolaires ? Les expériences internationales nous apportent-elles des enseignements sur cette question ?
C.M. : Les autorités de régulation locales ont des tailles et des formes très diverses selon les pays ; simultanément, la recherche européenne Reguleduc (voir Maroy, 2006), a montré que partout, il y a un pourcentage
d’élèves qui tend à quitter la zone scolaire de référence… Donc la réponse est très difficile et fonction de considérations diverses : ni trop petite, ni trop grande, dirais-je a priori en guise de réponse de normand. L’essentiel est plus tôt d’aménager des possibilités de « coordonner les régulations de différentes collectivités territoriales voisines » comme celles des autorités publiques et privées.

Christian Maroy, professeur de sociologie, université catholique de Louvain, directeur du GiRSEF.


À lire : Christian Maroy, École, régulation et marché. Une comparaison de six espaces scolaires en Europe. Paris, Presses universitaires de France, coll. Éducation et société, 2006.
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