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Ce que refondation voudrait dire

La question des contenus d’enseignement, nous l’avons nous-mêmes souvent remarqué, est une question que les responsables délaissent souvent, ou remettent au lendemain, sans qu’on sache trop si c’est parce qu’elle est trop simple (on prépare dans le détail de son organisation et de son financement la réforme de tel niveau d’enseignement puis, quand approche la date de son entrée en vigueur, on commande à la hâte des « programmes » à quelques experts ad hoc) ou parce qu’elle est trop complexe, au croisement de questions redoutables sur les savoirs et des intérêts d’intransigeants lobbys disciplinaires.

Notre point de vue est inverse : l’école n’a pas d’autre justification que la réalisation en son sein d’un certain nombre d’apprentissages. Si « ce qu’on y apprend » est indifférent, alors on voit mal comment on peut, à l’échelle de la communauté nationale, soutenir le moindre projet d’école. Sans avoir ici le temps de le démontrer, pourtant, disons que le système scolaire français présente un certain nombre de symptômes (l’obsession de la sélection, l’acceptation d’une situation de désordre dans les contenus enseignés, l’évaluation des élèves aux examens comme dans les conseils de classes par calcul de « moyennes », faiblesse de la recherche sur ces sujets, etc.) qui montrent un état préoccupant d’indifférence aux enseignements comme aux acquis des élèves.

Nous nous proposons, de façon très ramassée ici, d’envisager la question des contenus d’enseignement en France, en posant quelques questions simples : en quoi le paysage actuel des contenus d’enseignement pèche-t-il ? Quels principes organisateurs trouver pour tenter de l’améliorer ? Existe-t-il des questions à traiter, quoi qu’il advienne, dans les programmes scolaires ? Qui, au sens institutionnel, pourrait être chargé de cela ? Pour produire précisément quel objet ?

Une étonnante situation de désordre

Elle est simple à mettre en évidence, et pourtant elle passe en général inaperçue des acteurs mêmes qui en font les frais, de même qu’on cherche peu dans quelle mesure bon nombre de difficultés des élèves trouvent leur origine dans ces désordres.
On peut, pour aller au plus flagrant, citer par exemple le désordre des injonctions contradictoires qui pèsent sur les enseignants français au niveau de l’école obligatoire, où programmes disciplinaires, exigences du socle commun et ensemble des « éducations à… » constituent un référentiel déconcertant ; les ruptures curriculaires, entre disciplines qui ne sont pas coordonnées, comme entre école, collège et lycée étant par ailleurs flagrantes et non maitrisées, par l’institution comme par les élèves.

S’agissant des évaluations des apprentissages des élèves, y compris des examens, on peut dire que si le modèle français où tout est toujours compensé par tout, sans qu’on se préoccupe du fait qu’une moyenne peut cacher des carences qui porteront ensuite préjudice à l’élève, a pu correspondre à un état aujourd’hui périmé des rapports entre une clientèle socialement triée et une certaine conception de la culture générale, il nous distingue aujourd’hui de la plupart des pays où on est bien plus vigilant sur les acquis réels.

Curieusement, dans le code de l’éducation, il n’existe pas de réponse à la question de savoir qui est chargé de l’élaboration de ce qu’on appelle encore des « programmes ». Si, entre les lois de 1989 et celle de 2005, un Conseil national des programmes a existé, qui n’était sans doute en l’état pas satisfaisant, il a disparu corps et biens, sans que la question du « qui ? » soit pour autant traitée. Plus grave, les professeurs, quand on les interroge sur les choix qui ont présidé à la définition de tel ou tel programme qu’ils enseignent, non seulement n’en sont bien souvent pas informés, mais ne disposent souvent pas non plus dans leur bagage professionnel de la réflexion de base sur les contenus qui leur en donnerait parfaite maitrise.

Ce qui est enseigné à l’école, comme ce qui y est effectivement appris par les élèves dans leur diversité, ne fait pas en France l’objet de suffisamment de recherches, ce qui est à relier à la fois au fait que beaucoup, y compris de chercheurs, ne voient pas les enjeux d’une question que Pierre Bourdieu lui-même avait traitée trop vite et au caractère invisible de la décision, que de telles recherches devraient pourtant éclairer.
Nous considérons non seulement qu’aucune refondation, qu’aucun progrès de l’école ne sont possibles en France si ces questions ne sont pas traitées, mais que toute refondation doit d’abord se préoccuper de ce qui est d’habitude tenu pour négligeable par des politiques trop uniquement préoccupées des évolutions structurelles du système : ce que l’école a le projet d’enseigner.

Proclamer des principes de haut de page

Une des caractéristiques des contenus d’enseignement tels qu’ils sont définis en France est ce fait qu’on ne trouve guère en amont de tel ou tel programme pour telle discipline et telle année de principe organisateur qui permettrait à ses concepteurs comme à ceux qui le mettront en œuvre (professeurs mais aussi élèves) d’éclairer le plus possible un certain nombre de choix.

Car l’un des points majeurs est bien qu’on se trompe si on considère que les contenus scolaires vont de soi : l’immensité des savoirs disponibles, leur fongibilité interdisciplinaire éclairée par Edgar Morin, le sens politique direct de chaque décision en la matière, puisque les résultats de ces décisions participeront bien de ce qu’auront en tête les membres du corps social, tout cela relève de quantité de choix qui, en général, en raison de cette indifférence inconsciente que nous nommions, restent non seulement implicites, mais surtout inconscients.

Or, on voit bien la question : s’il s’agit de choix qui fassent du sens, il s’agit de questions qui appellent moins, en un premier temps, des réponses scientifiques que des réponses en termes de valeurs. On ne peut choisir entre des savoirs possibles qu’au nom du sens que produiront leurs apprentissages chez ceux qui apprendront.
L’école, en France, saurait-elle, comme cela est apparu indispensable aux acteurs d’autres pays, se doter précisément de quelques « principes de haut de page », en surplomb des programmes d’enseignement, mais qui permettraient d’en guider l’écriture ?

Qu’on retienne en effet ou non, à quel degré, et autrement que de façon formelle, des concepts-valeurs comme « égalité », « diversité culturelle », « esprit de compétition », « liberté de choix des études », « développement de la responsabilité », « sens de l’intérêt général », « solidarité », « développement de l’estime de soi », « développement d’une attitude favorable à l’apprentissage tout au long de la vie », « développement de l’esprit critique », « apprentissage de la liberté de penser », qu’on ramène les questions d’identité à une caractérisation seulement nationale ou qu’on en reconnaisse la complexité pour chacun, qu’on estime que l’école doit favoriser l’entre-soi social ou bien une mixité source d’apprentissages, on comprend qu’on n’aura pas en bout de chaine les mêmes programmes dans chacune des disciplines, y compris en mathématiques ou dans les enseignements scientifiques qui pourraient, au premier regard, sembler éloignés de ces questions.

S’accorder sur des universaux critiques

Allons plus loin : s’agissant des savoirs eux-mêmes, et des rapports que les élèves vont construire avec eux, est-il possible en ce domaine de définir des universaux de la prescription scolaire qui nous éviteraient aussi bien les certitudes « coloniales » dont les savoirs scolaires se sont souvent rendus coupables, qu’un trop grand relativisme qui ne donnerait pas à l’école assez de certitudes pour agir ?

Nous avons l’audace de répondre positivement, en nous expliquant sur quelques points seulement : tout d’abord, le monde des savoirs doit pouvoir se présenter partout en termes de rupture : sans nous éloigner trop de la pensée de Gaston Bachelard, nous considérons que ce point pourrait être un universel des finalités intellectuelles de l’école : en apprenant, on se change, on change son rapport au monde, il faut le savoir et maitriser cette rupture en tentant d’en prendre conscience.

Ensuite, l’école a besoin, jusqu’à nouvel ordre, de diffuser à ses élèves l’idée qu’il existe une construction positive des savoirs humains. Pleine de contradictions, vivante, en évolution constante, invitant à des maitrises plurielles, mais existante, à disposition, et susceptible d’aider à répondre à des questions, spéculatives aussi bien que techniques.

L’école n’introduit pas à un monde de vérités absolues et définitives, mais les savoirs visent bien l’approche de vérités temporairement assumées par les scientifiques, vérités qui sont relatives aux questions précisément posées comme à l’état de la science. La proclamation de cette relativité polarisée, loin de saper les savoirs scolaires, doit en devenir le fondement.

Enfin, l’école doit aussi proclamer le type de rapports que, comme institution, elle entretient avec les savoirs aussi bien savants que d’une autre nature (savoirs religieux, savoirs professionnels, savoirs de la vie quotidienne, savoirs communautaires ou générationnels, etc.). Pour répondre en cohérence aux préoccupations de ceux qui la fréquentent, l’école doit aussi donner un statut aux savoirs qu’elle n’enseigne pas.

Résoudre un problème de droit constitutionnel

Nous avons conçu la nécessité de désigner des valeurs, nous avons conçu la possibilité de désigner de grandes perspectives intellectuelles sur la fonction de l’école. Il nous manque l’essentiel : la méthode !

Deux questions sont à traiter : Qui ? Quoi ? Qui doit décider ? À quel objet veut-on parvenir ?

La question du « qui ? »

Il découle presque des propos engagés plus haut que ce n’est pas (comme c’est actuellement le cas en dehors de l’exception du socle commun) à une autorité relevant du seul pouvoir exécutif, et particulièrement éphémère, comme l’est celle d’un ministre, de traiter seule des questions aussi exigeantes et pérennes que celles qui viennent d’être évoquées. Il faut éviter aussi l’autre tentation, qui consisterait à dessaisir le pouvoir politique pour confier ces questions à des experts livrés à leurs spécialités disciplinaires.

Car il s’agit bien de questions politiques, par excellence, mais, comme cela a été le cas en 2005 pour le socle commun, il faut les confier à la représentation nationale, non pas pour demander à cette dernière de rédiger les programmes spécialisés des disciplines, mais pour décider des valeurs (notre point 2) et de la définition du rapport au savoir (notre point 3) qui doivent présider à l’école.

Cela signifie d’ailleurs qu’il revient bien au ministre de l’Éducation nationale, membre de l’exécutif, d’organiser les choses pour qu’il en soit ainsi, de créer les conditions du débat public sur ces questions, et d’aider le corps politique à décider de ce qui doit presque en arriver à former ce que le chercheur québécois Philippe Jonnaert appelle la « constitution » de l’école, au sens le plus fort du mot. Pourquoi aurions-nous une loi organique aux lois de finances et cela serait-il superflu d’avoir une loi organique des finalités scolaires, c’est-à-dire à un rang plus élevé de la hiérarchie des normes, quand il s’agit des contenus d’enseignement ? Donner cette importance solennelle à la représentation nationale en lui posant les questions qu’évoque d’ailleurs la Constitution, quand elle dispose qu’en matière d’éducation le législateur intervient sur les principes, conduirait d’ailleurs à protéger l’école d’interventions parfois intempestives du législateur, en introduisant de redoutables « cavaliers pédagogiques » à l’envers, dans des lois dont l’objet n’est pas scolaire.

Au-delà, et en aval du Parlement, il faut sans doute organiser les décisions en créant une structure experte et dédiée à cette tâche, dont le rattachement à l’exécutif ne poserait cette fois-ci plus de problèmes, puisque les principes auraient été définis en amont. Cette structure experte devrait notamment construire la logique jusqu’ici inexistante de l’évaluation en continu des programmes en vigueur

La question du « quoi ? », c’est-à-dire de l’objet auquel on veut parvenir
Elle mérite aussi attention. Il semblerait que l’objet traditionnel, le « programme d’enseignement à la française », trop fragmenté en disciplines et niveaux, décrivant un état idéal de ce qui doit être enseigné plutôt que se préoccupant de ce que les élèves réels doivent savoir, puisse être intelligemment dépassé. Sans obéir à quelque fascination pour l’« ailleurs », nous avons pu observer que, dans une diversité correspondant précisément à des choix politiques divers, la plupart des pays du monde étayent leur action dans ce domaine en s’aidant de l’outil que représente ce qui s’appelle, tantôt en anglais, tantôt traduit dans les langues nationales, le « curriculum ». De quoi s’agit-il ? De deux idées : la première selon laquelle la prescription de ce que l’école enseigne doit, dans la logique même qui préside au présent article, se soucier de construire sous tous les aspects nécessaires les cohérences pertinentes dans le temps de la scolarité entre les différents enseignements et évaluations ; la seconde (« curriculum d’établissement ») selon laquelle le cadre prescrit national doit être intransigeant mais limité à l’essentiel, laissant explicitement aux professeurs la liberté de construire, dans la diversité des écoles et établissements scolaires, les stratégies de mise en œuvre et d’évaluation.

Roger-François Gauthier
Inspecteur général de l’administration de l’Éducation nationale et de la recherche, professeur de politiques éducatives comparées à l’université Paris Descartes