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Cagnotte contre l’absentéisme : pauvreté de la pensée pédagogique

Une orientation détestable

Le point de vue de André Robert, professeur de sciences de l’éducation, université Lyon 2, co-auteur (avec R.-F. Gauthier) de L’école et l’argent : Quels financements pour quelles finalités ?, Retz, « Défis d’éducation », 2005

Programmation 2014-2015

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À propos de cette « expérimentation », que penser de l’argument : il faut bien faire quelque chose contre l’absentéisme, il faut être pragmatique ?

Certes, l’absentéisme, particulièrement en LP, constitue un fléau contre lequel il faut continuer de lutter, en remettant sans cesse sur le métier l’inventivité et l’innovation pédagogique (toujours à réinventer justement). Certes, la « solution » par l’argent proposée par le recteur de Créteil s’inscrit prudemment dans le cadre d’une expérimentation, mais ce qu’il faut soutenir – en y mettant les moyens – c’est l’expérimentation pédagogique en elle-même (par exemple le travail en petits groupes, la vraie possibilité d’individualiser dont beaucoup d’élèves en difficulté ont un besoin fondamental, mêlant le cognitif et l’affectif). De la manière dont le projet est présenté, il apparait comme un décalque de ce qui se passe déjà aux États-Unis et en Nelle Zélande je crois : payer les élèves (fût-ce collectivement, par classe) pour qu’ils viennent en cours. On n’est pas du tout assuré du succès de cette tactique. On a déjà entendu des réactions d’élèves : « on veut nous acheter », « on ne nous aura pas comme ça », outre que cela risque d’induire des surenchères (du type : « il nous faudrait beaucoup plus que ça pour venir »…).

Et l’argument : ce sera pour un projet collectif, ça peut souder la classe s’il y a pression au sens de « aide » pour que tout le monde vienne en classe ?

Cela met les classes en concurrence malsaine les unes avec les autres. Il y a toujours eu de la compétition dans l’école, la méritocratie (sur laquelle il y a beaucoup à dire et sur laquelle on débat beaucoup en ce moment[[NDLR : prochainement, nous rendrons compte dans les Cahiers du livre de Marie Duru-Bellat Le mérite contre la justice, avec un entretien avec l’auteure]]) mais, là, il semble qu’il s’agisse de l’importation dans l’école de la compétitivité sur le modèle de laquelle on tend à gouverner l’ensemble de la société conformément aux orientations néolibérales. À ce petit jeu, il y aura des gagnants et des perdants ; il y en a certes toujours eu dans l’école, mais en la circonstance cela risque d’avoir des conséquences groupales extrêmement pernicieuses (renforcement du pire aspect de l’esprit de groupe, de clan ou de tribu, mépris des vaincus, etc.). On voit à quoi cela conduit dans certaines entreprises aujourd’hui.

Comment resituer cet épisode dans l’histoire longue des rapports de l’école et de l’argent ?

Ce n’est ni plus ni moins à mes yeux, comme je l’ai esquissé ci-dessus, que l’importation sans complexe dans l’école de principes qui cherchent à y pénétrer depuis quelque temps, sans y avoir encore totalement réussi : ceux qui font de l’argent la valeur suprême, à l’aune de laquelle tout s’apprécie. Pour employer les gros mots peut-être un peu galvaudés, mais tant pis : c’est la philosophie néolibérale à la Milton Friedman (cf. Dardot, Laval, La nouvelle raison du monde, La découverte, 2009) qui s’installe dans l’école et introduit un rapport marchand dans la relation au savoir, mais comme elle l’a déjà mis en place dans bien d’autres secteurs de la vie sociale (où il n’a pas sa place, par exemple la santé). C’est une orientation d’autant plus détestable que, par delà les refus méprisants qu’elle peut s’attirer pour de mauvaises raisons (« c’est trop peu, il faut nous donner plus »), elle peut rencontrer des mentalités de jeunes entièrement gagnées aux valeurs du business, du fric, de la compétition à tous crins et de la volonté d’écraser l’autre. De plus, ce sont des autorités académiques – en principe garantes de la tradition républicaine de gratuité et d’obligation – qui précèdent le monde marchand dans cette tentative. Je rejoins les collègues qui se sont déjà exprimés sur ce sujet pour faire part de mon refus total, philosophique et pédagogique, de cette mesure faussement novatrice.


Les solutions sont ailleurs !

Les réponses de Jean-Jacques Hazan , président de la FCPE (Fédération des Conseils de Parents d’élèves).

Que penser de l’argument : il faut bien faire quelque chose contre l’absentéisme, il faut être pragmatique ?

On fait déjà beaucoup contre l’absentéisme, mais toujours dans le registre qu’on pourrait nommer « carotte et bâton ». On exclut pour absentéisme, on stigmatise, on menace, on déclare enlever les allocations familiales et maintenant on propose une carotte financière.
Mais c’est toujours dans un registre où on ne traite pas la cause, car si la cause est financière, on doit agir dans ce domaine c’est-à-dire en créant une allocation autonomie ou en développant les internats ou les foyers de jeunes, en augmentant les bourses pour permettre de régler les absences de ceux qui le font parce qu’ils travaillent ailleurs pour gagner quelques sous. Mais si la cause était l’intérêt pour la classe, comment traiter avec ce genre de « solutions » ? Comment demander (et croire que ça va marcher) à un jeune, majeur ou presque de surcroit, de s’intéresser à une formation qui ne correspond en rien à ses aspirations ? Et si la solution se trouvait dans une réforme de l’orientation qui assure en particulier une meilleure adéquation entre les envies et aspirations de l’élève, son projet professionnel et son affectation ?
Comment pour terminer penser que l’éducation nationale n’a pas à se remettre en question en s’exonérant du fait de rendre la classe plus « intéressante » aux yeux de cet élève qui la quitte de temps en temps ?
Très pragmatiquement justement, on doit tirer des leçons des évaluations négatives de ces mesures allant toujours dans le même sens répressif et regarder du coté des établissements qui fonctionnent autrement, qui agissent du coté de la pédagogie, du projet, de la prise en compte des élèves et qui les rend acteurs de leur formation et de leur projet professionnel.

Et l’argument : ce sera pour un projet collectif, ça peut souder la classe s’il y a pression au sens de « aide » pour que tout le monde vienne en classe ?

Malheureusement, cela pourrait tourner justement au drame inverse. On n’enverra pas les élèves en classe ni sous la pression des adultes ni sous la pression de leurs camarades de classe. On pourrait risquer la rupture et générer de forts conflits. Et alors qu’y aurait-on gagné, l’exclusion donc la sortie des effectifs d’un ou plusieurs élèves ? C’est déjà ce qui se passe !

Quelles recommandations feriez-vous à des conseils de parents d’élèves d’un lycée concerné ou un lycée qui voudrait imiter ces premières expérimentations ?

On peut comprendre que, pour certains, cette solution absurde est motivée par une série de déceptions, mais cela ne nous empêche pas de nous en démarquer. Tout d’abord, et cela ne concerne pas que ces cas particuliers, il faut une transparence et une analyse collective des réalités par les équipes pédagogiques. Notre intervention doit susciter cette recherche d’autres solutions. Établir la réalité des motifs d’absence, informer les familles, réfléchir aux projets des élèves et à leurs difficultés serait un beau projet pour les établissements. En particulier, il faut obtenir la réalité des demandes et des résultats d’affectation de ces élèves et leur projet d’origine. C’est d’ailleurs ce qui devrait normalement faire l’objet de rapports en CA des collèges de départ et qui pourrait être abordé avec les académies en particulier en CDEN. Il me semble que le rôle des parents doit être aussi d’alerter sur les dérives possibles d’une telle mesure et de demander des garanties sur les suites en cas de problème et de conflit. Quelles procédures sont prévues pour ceux qui ne « joueraient pas le jeu » ? Il va de soi qu’aucune exclusion n’est envisageable compte tenu de l’objectif de la mesure. Quel engagement financier immédiat de l’établissement pour l’élève qui doit travailler pour payer sa chambre, participer à des charges de famille… ? Et comme il ne s’agit pas seulement d’obtenir des « actes de présence», il faut demander à l’établissement ce qui est prévu ensuite pour assurer le calme dans la classe, les devoirs, de vrais résultats en somme, car tel est bien l’objectif affiché : réduire les sorties sans qualifications.

Jean-Jacque Hazan


Le regard de Claude Lelièvre, historien de l’éducation.

Quel regard porte l’historien de l’éducation ? Des précédents ?

Il n’y en a pas vraiment, ou du moins directement. Mais ce n’est pas la première fois que l’Éducation nationale met en place une présence dument réglée et délibérée de l’argent en son sein. Dès le début de la troisième République, des « Caisses d’épargne scolaire » sont implantées à l’intérieur des classes. L’inspecteur primaire de la ville d’Amiens en donne publiquement et ingénument le secret en 1887 : « Inculquer aux enfants la pratique de l’économie sainement entendue, habitude précieuse qui, bien ancrée parmi les classes nécessiteuses, augmentera doublement leur bien être en ménageant leurs ressources et en limitant leurs besoins ; entrainer peu à peu l’enfant, par une démonstration palpable des avantages de l’économie, à augmenter son avoir par des apports plus ou moins réguliers, de le rendre propriétaire, en un mot, pour mieux lui inculquer le respect dû à la propriété d’autrui ». Une génération plus tard, il s’agit d’implanter des « Mutualités scolaires », à vocation plus collectives, pour lutter – révèle l’un de ses promoteurs en 1897 – contre « les billevesées des utopies du socialisme collectiviste », en donnant « des résultats et du bel argent sonnant, au lieu de paroles creuses ».

À propos de cette « expérimentation », que penser de l’argument : il faut bien faire quelque chose contre l’absentéisme, il faut être pragmatique ?

Se posent, à mon sens dans le même ordre d’idées, la question de la culture dite des « résultats », et celle des idéologies et des valeurs sous-jacentes. Car on est dans le monde de l’éducation ; et il ne saurait être question de l’oublier. Même si, précisément, certains tentent de l’occulter, à l’instar du financeur de l’opération de la cagnotte, à savoir le Haut commissaire à la jeunesse qui va déclarant que cela peut être « accepté , dit-il, si la preuve est faite d’une forte efficacité » ( « efficacité » pour quoi et en quoi, avec ses « dégâts collatéraux » ? ). D’où, en retour, une succession de rappels à l’ordre des principes éducatifs. En définitive, le mot de la fin revient au Haut commissaire à la jeunesse, qui ne manque pas d’un certain humour en la circonstance : « C’est un choc culturel » dit-il. « Culture ? » Vous avez dit « culture » ?

Claude Lelièvre

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Lire la réaction de Claude Lelièvre sur son blog


Carotte et bâton

La réaction de Vincent Troger, maître de conférences à l’IUFM de Versailles, spécialiste de l’histoire de l’enseignement

L’école a toujours joué la carte de la récompense pour motiver les élèves. Ce sont, je crois, les jésuites les premiers qui ont initié la logique des classements et des prix pour récompenser les meilleurs. À la fin de chaque mois l’école républicaine classait les élèves, et à la fin de l’année elle distribuait des prix (d’excellence, d’honneur, et accessits) qui étaient en général des livres. Elle distribuait également des bons points aux élèves sages, et l’accumulation de bons points aboutissait souvent au cadeau d’une image. Bien sûr, le fait de passer directement au versement d’une somme d’argent (même si celle-ci doit, si j’ai bien compris, servir à financer un projet collectif) parait plus trivial que de distribuer des livres, d’où l’accusation de « marchandisation ». Mais la logique est-elle si différente de celles des prix et des images ? Faut-il vraiment invoquer l’influence machiavélique de l’idéologie néo-libérale pour expliquer une initiative qui s’inscrit en définitive dans une logique qui remonte aux origines de l’école dès qu’elle est devenue obligatoire ? Une certaine proportion d’élèves a toujours résisté à la « forme scolaire » telle que le 17e siècle nous l’a imposée, et l’école « républicaine » à usé et abusé de la logique récompense/sanction pour ramener les récalcitrants à la raison. Et chaque fois qu’un collègue menace un élève de ne pas accéder à emploi satisfaisant s’il ne travaille pas à l’école, ne s’inscrit-il pas en définitive dans la même logique ?
Il me semble donc que l’initiative de Créteil s’inscrit dans la suite de ces bricolages que nous sommes régulièrement conduits à (ré)inventer pour réduire l’absentéisme. La panoplie de ces initiatives, nationales, régionales ou locales, ressemble déjà à un inventaire à la Prévert des différentes possibilités qu’offre le principe de la carotte et du bâton : soutien scolaire, menace de suppression des allocations familiales, note de vie scolaire, embauches ponctuelles de médiateurs, dispositifs de découverte des métiers, classes spécifiques pour les élèves en grandes difficultés … La plus ou moins grande maladresse de ces initiatives, et celle de Créteil l’est peut-être un peu plus que les autres, me semble surtout traduire notre désarroi devant l’hostilité de certains jeunes à l’égard d’une éducation dont nous pensons qu’elle leur est indispensable.

Vincent Troger


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