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Atelier « Autorité et savoir »
La problématique de cet atelier, énoncé en début de séance, était la suivante. Il y a bien dans les savoirs qu’on transmet, ou que les élèves s’approprient, une question d’ « autorité » : qu’est-ce qui les légitime ? Une fois qu’on a remis en cause par principe l’ « argument d’autorité », il n’en reste pas moins qu’on ne peut laisser les élèves dans le relativisme, qu’il y a des autorités légitimes qui valident le savoir (la communauté des savants, la Déclaration des Droits de l’Homme par exemple pour les valeurs, et même la « tradition » qui consacre des œuvres, etc.) Reste à distinguer cette légitimation du problème de la faire reconnaître par les élèves, à titre provisoire ou définitif. Cela n’est pas trop difficile en matière d’orthographe par exemple (les élèves admettent bien que « s » est la marque du pluriel de la plupart des noms en français), ou dans l’établissement de faits (la Terre tourne autour du Soleil), moins dès qu’on touche à des points qui mettent en cause leurs représentations (le chômage n’est pas dû aux immigrés, le sucre ne donne pas des forces…).
D’autre part, il faut que les élèves apprennent à la fois à se soumettre aux exigences de la vérité (probité intellectuelle), à accepter à un certain moment une autorité (justifiée ou inévitablement arbitraire, comme le sont certaines règles de présentation « académique ») et à avoir un esprit critique (contre l’argument d’autorité, contre le règne de l’opinion).
L’atelier s’est donc emparé de ces questions selon le dispositif suivant (qui permettait tout au plus une sensibilisation dans l’espace de temps bref de ce moment de travail)
– 1. Par petits groupes :
- comment , dans votre pratique, conciliez-vous ces diverses dimensions du savoir ?
- un cas où cela vous a posé problème
– 2. :Chaque mini-groupe expose un cas. On en discute.
– 3. Travail à partir de deux textes, l’un de Philippe Perrenoud, l’autre d’un professeur de philosophie adversaire de la pédagogie et tenant d’une « autorité » quasi indiscutable du Savoir incarné par le Maître. Chacun relève un ou deux points de discussion. Débat.
Le débat est complété par deux autres textes, qui ne sont juste qu’évoqués : l’un de Bernard Rey qui montre bien les attitudes à développer chez l’enseignant pour qu’il éveille l’esprit critique tout en encourageant à la rigueur intellectuelle qui passe aussi par la soumission à des règles, l’autre de Umberto Eco qui pose le problème du savoir scolaire face à la multiplication de savoirs fragmentés et souvent non validés par internet.
Les textes travaillés ou évoqués
Le débat et la raison (Cahiers pédagogiques « retour sur l’éducation à la citoyenneté »). Extraits.
Philippe Perrenoud
Pour que la citoyenneté se construise dans le savoir, il faut renoncer à deux tiers des notions enseignées, aller à l’essentiel, pour le construire plus lentement, progressivement, dialectiquement, dans le tâtonnement, la recherche et le débat. Les outils sont là, esquissés sinon parfaits : les démarches de projets, le travail par problèmes ouverts et situations-problèmes, les activités larges et négociées, la construction de compétences mobilisant des savoirs pour prendre des décisions et affronter des situations complexes.
Eduquer à la citoyenneté par le débat, ce n’est pas susciter des face à face inspirés du spectacle télévisé. Pour découvrir que » Ça se discute » ou que les opinions se confrontent dans tout espace public, l’école a sans doute un rôle à jouer. Mais plutôt que de singer les formes du débat d’opinion le plus médiatique, elle ferait bien de redécouvrir le débat scientifique, qui porte sur le réel et se donne une méthode. Bien sûr, la démocratie passe aussi par la libre confrontation des opinions, dans un aimable désordre qui laisse à chacun la liberté de trouver son chemin et de construire sa pensée, sans avoir à faire constamment preuve de rigueur et d’autocritique. Cette forme de la conversation, indispensable à l’évolution des représentations sociales, ne doit pas masquer l’importance d’une autre forme, celle qui mène au relatif consensus qui permet des décisions démocratiques et raisonnées.
Démocratiques et raisonnées ? Les deux qualificatifs devraient aller de pair, mais les démocraties formelles substituent parfois à la raison des plus puissants, qui prévaut dans les régimes autoritaires, la raison des plus nombreux. Chaque fois qu’on » passe au vote » avant d’avoir entendu les arguments des uns et des autres et d’en avoir débattu sérieusement, on affaiblit la démocratie.
Dans la cité scientifique, on ne vote pas pour savoir si la Terre tourne autour du Soleil, si telle pathologie est d’origine virale ou si la crise économique renforce l’extrême droite. On observe, on avance des hypothèses, on tente de les confirmer, on maintient l’incertitude lorsque les données ne départagent pas les théories, on adopte l’une si elle paraît mieux expliquer les observables, mais sans exclure un retournement de situation, à la faveur de nouvelles expériences ou de nouveaux concepts.
Si l’on veut enseigner le respect des faits en même temps que la conscience qu’ils sont toujours construits, une formation scientifique – au sens large, tant en sciences naturelles qu’en sciences humaines et sociales – reste la meilleure école. À condition que les savoirs soient en partie élaborés collectivement et réellement débattus en classe, plutôt qu’assénés à toute vitesse avant d’être contrôlés par une épreuve notée.
L’école, qui dispose de beaucoup de temps et de conditions privilégiées, uniques dans l’histoire humaine, constitue un gisement inépuisable de citoyenneté. À elle de l’exploiter.
L’autorité du savoir
Ce qui qualifie le maître comme « responsable » du monde, pour parler comme H. Arendt, c’est qu’il n’est pas le détenteur de n’importe quels savoirs mais de connaissances très particulières dont la non-transmission mettrait en péril l’avenir du monde. Qui ne voit, par exemple, que l’oubli des sciences théoriques fondamentales conduirait notre civilisation matérielle à l’effondrement en moins de deux générations ? Ou encore, que l’ignorance de notre histoire couperait la route de tout progrès possible en nous enfermant dans un présent opaque voué aux balbutiements ou à la répétition ? C’est pourquoi l’autorité de celui qui enseigne participe de la nature même des savoirs qu’il porte. Certaines connaissances touchent à la conservation et à la reproduction des fondements du monde, pour reprendre le vocabulaire de H. Arendt, les autres sont indifférentes. Il faut donc dire fermement qu’un professeur d’histoire, de lettres ou de mathématiques est investi d’une autorité pédagogique a priori qui fera toujours défaut à celui qui enseigne le code de la route, l’hygiène sexuelle ou l’art de lire les journaux. D’où il résulte, sans qu’il soit besoin d’expliquer davantage, que lorsqu’un professeur, dont l’autorité repose sur le caractère substantiel de ce qu’il sait, est convoqué par l’institution éducative à enseigner, selon les besoins ou les modes du jour, des connaissances futiles ou contingentes, cette autorité est aussitôt abaissée – débilitée. […]
L’enseignement dont le maître a la charge porte sur des savoirs. Il s’adresse donc à l’entendement de l’élève, à ce qu’il y a en lui d’universel (et qui lui est commun, donc, avec le maître), pas à sa psychologie. La pensée qui pense n’obéit pas à des lois psychologiques mais à des règles méthodologiques, comme l’a bien vu Descartes. Il ne sert de rien, par exemple, de savoir comment « s’associent » les idées de l’enfant quand il s’agit de lui apprendre à juger – c’est-à-dire à rompre par un acte de liberté avec tous les mécanismes psychologiques. Qu’importe au maître la psychologie de l’intelligence, infantile ou non, aussitôt qu’il a compris, avec Descartes, que nous ne nous trompons jamais que par notre faute . Redisons-le une fois encore, le maître ne peut être qu’un maître de liberté et de volonté – bienveillant certes, et sachant graduer les efforts. Sa vocation est d’exiger ce qui doit être et non d’endosser la livrée du psychologue qui comprend tout – qui excuse tout. Sitôt qu’il se range aux côtés des mille professionnels de la compassion qui ont désormais investi l’école, l’autorité du maître, qui est « maître de valeur », selon la belle expression d’Alain, est définitivement ruinée : l’élève se dérobera à sa tâche..
Yves Lorvelec (site Sauver les lettres, article paru dans la revue de l’Enseignement philosophique)
Savoir scolaire et relation à autrui
Bernard REY (n°367-368 des Cahiers pédagogiques « apprentissage et socialisation »)
L’école, moyennant quelques précautions, a la possibilité d’instituer un rapport pacifié à autrui : un rapport où, en me rendant aux arguments déployées par autrui et que j’ai compris, je me soumets non pas à lui, mais à ma raison. Ce qui est sûr en tout cas, c’est qu’il n’y a guère d’autres lieux que l’école pour instituer cette forme de rapport. La relation commerciale, la relation de travail, la relation hiérarchique, la relation affective sont toutes régies par d’autres préoccupations que celle de la vérité. Ce n’est pas qu’elles l’excluent toujours , mais ce n’est pas leur finalité.
L’école, au contraire, a les moyens de promouvoir l’égalité argumentative. Avançons quelques conditions pour qu’elle le fasse.
– Qu’elle évite au maximum de faire apprendre des faits, des résultats, des règles, sans en montrer les justifications, sans faire apparaître comment ils ont été établis.
– Que les enseignants valorisent systématiquement chez les élèves les véritables attitudes de recherche, les tentatives pour comprendre, pour rendre intelligible le monde dans tous ses aspects.
– Que l’enseignant ne cherche pas d’abord à se faire respecter comme adulte, ni comme représentant de l’institution, ni comme détenteur du pouvoir d’évaluer, ni même peut-être comme savant, mais plutôt qu’il se fasse apprécier et reconnaître dans son opiniâtreté à comprendre, à s’interroger sur les sujets le plus divers, dans sa curiosité intellectuelle, dans son effort permanent pour donner du sens au monde.
– Que l’enseignant institue d’emblée, et dans toutes ses attitudes, cette forme de rapport à l’autre esquissée plus haut ; qu’il se dérobe systématiquement aux affrontements auxquels les élèves (notamment les adolescents) veulent l’entraîner et dans lesquels il s’agit de savoir qui sera le plus fort, le plus tenace, le plus malin, etc., qu’il indique clairement par toute son attitude qu’il n’entre pas dans ce type de jeu, que ce n’est pas cela qui est en jeu dans ce lieu-ci qui est l’école. Qu’il affiche que ce qui lui importe c’est de rendre les choses et les situations intelligibles, et qu’à ce jeu-là, il n’y a pas de gagnant et de perdant, mais des collaborateurs qui trouvent du plaisir à partager leurs trouvailles.
C’est en vivant l’égalité et la liberté de penser dans la recherche en commun de la preuve que les élèves peuvent se socialiser.
Auteurs et autorité
(Bibliothèque Centre Pompidou, entretien avec Gloria Origgi (www.bpi.fr)
Toute l’histoire de la culture a été celle d’une mise en place de filtres. La culture transmet la mémoire, mais pas toute la mémoire, elle filtre. Elle peut filtrer bien, elle peut filtrer mal, mais s’il y a bien quelque chose qui nous permet d’interagir socialement, c’est que nous avons tous eu, plus ou moins, les mêmes filtres. Après, le scientifique, le chercheur peuvent mettre en cause les filtres, mais ceci est une autre histoire. Avec le Web, tout un chacun est dans la situation de devoir filtrer seul une information tellement ingérable vu son ampleur que, si elle n’arrive pas filtrée, elle ne peut pas être assimilée. Elle est filtrée par hasard, par conséquent quel est le premier risque métaphysique de l’affaire ? Que l’on aille au-devant d’une civilisation dans laquelle chacun a son propre système de filtre, c’est-à-dire que chacun se fabrique sa propre encyclopédie. Aujourd’hui, une société avec cinq milliards d’encyclopédies concurrentes est une société qui ne communique plus. De plus, les filtres auxquels nous nous référons résultent de la confiance que nous avons mise dans la dite « communauté des savants » qui, à travers les siècles, débattant entre eux, a apporté la garantie que le filtrage a été, à tout le moins, plutôt raisonnable, tandis qu’on peut imaginer ce que pourrait donner le filtrage individuel fait par n’importe qui, par exemple par un garçon de quatorze ans. Nous pourrions nous trouver, de ce fait, face à une concurrence d’encyclopédies dont certaines seraient délirantes.
G. O. : Mais aujourd’hui nous avons des systèmes automatiques de filtrage qui sont propres à ce moyen particulier de communication, à savoir les moteurs de recherche…
U. E. : Ce n’est pas un système de filtrage. Des polémiques sont déjà en train de naître sur le fait que les moteurs de recherche « filtrent » seulement l’information payée. J’exclue la possibilité d’automatiser la fonction du filtre. L’unique solution est qu’il existe des autorités externes, ou même internes, au Web, qui feraient, pour ainsi dire, un monitorage constant de ce qui s’y trouve. Je vous donne un exemple. J’ai fait récemment une recherche sur le Saint-Graal : j’ai trouvé trente sites. Comme je suis assez informé sur le sujet, je n’ai pas eu de mal à voir qu’il y en avait un de caractère philologiquement correct, deux correctement encyclopédiques et que tous les autres étaient le fait de fous occultistes délirants. Je suis pour ainsi dire un expert sur le sujet : mais le pauvre malheureux qui aborde pour la première fois le thème du Graal, comment fait-il pour filtrer ? Il peut tomber à la merci du premier charlatan venu qui a fait un site.
Jean-Michel Zakhartchouk