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Apprendre l’histoire

On entend encore parfois dire que pour être bon en histoire, il suffit « d’apprendre ses leçons », de mémoriser des dates, des éléments de récits, pour les restituer lors du contrôle de fin de chapitre.
Ces représentations restent bien éloignées de la réalité d’une discipline qui mobilise de nombreuses notions venues des sciences sociales (géographie bien sûr, mais aussi sociologie, économie, sciences politiques, anthropologie, etc.), et qui suppose la maîtrise de la profondeur des temps historiques, à différentes échelles. Pourtant, les finalités présentées dans les programmes invitent à des modes de pensée à « haute tension » : formation à l’intelligence active, à l’exercice du jugement critique et raisonnable ; construction de la citoyenneté, de la capacité à agir en personne libre et responsable en comprenant le monde contemporain dans son épaisseur temporelle ; appropriation d’une culture, d’une mémoire et d’une prospective du monde.
Mais dans la réalité des cours, comment cette culture et cet esprit critique s’élaborent-ils au fil des chapitres du programme ? Focalisé sur la transmission de connaissances, l’enseignement de l’histoire court le risque de se faire au détriment d’un travail explicite des compétences d’analyse, de synthèse ou de jugement exercées directement par les élèves. François Audigier, sollicité pour le difficile exercice de synthèse qui clôt ce dossier, attire justement l’attention sur l’erreur qui consisterait à croire que nous aurions définitivement dépassé une vieille instruction au profit d’une nouvelle formation critique, tout en soulignant que l’esprit critique peut fort bien s’exercer dans la construction d’une identité nationale, en recourant à l’histoire des historiens.
Dans ce dossier des Cahiers pédagogiques, nous avons voulu examiner comment des enseignants parviennent à traduire dans le quotidien des cours les nobles finalités de la discipline. Comment, à tous les niveaux, amener les élèves à « penser l’histoire », en dépassant la mémorisation aléatoire des éléments d’un programme ? Car comment acquérir un sens critique des durées, sinon par confrontation aux périodisations révélant les ruptures et les continuités des phénomènes historiques ? Comment passer de la connaissance des récits des historiens à la maîtrise des concepts historiques, sinon par le subtil exercice d’une pensée analogique ? Il n’y a sans doute pas à opposer stérilement transmission de connaissances et construction de compétences, une compétence s’exerçant toujours sur une connaissance. Aucun des enseignants qui s’expriment dans ces articles n’en rabat d’ailleurs en termes d’exigence sur les contenus : tous s’efforcent au contraire d’en améliorer la maîtrise par les élèves en recourant à des mises en activité variées, autour de pratiques d’écriture, de débats, de jeux de rôle, de recherches documentaires d’une part ; en plaçant d’autre part les élèves dans des postures réflexives par rapport à leurs apprentissages, par rapport à des questions complexes de relations entre histoire et mythes, histoire et mémoires, histoire et actualité. Ce numéro spécial se fait aussi l’écho des préoccupations vives que peut renvoyer le passé, autour des migrations, des religions ou des efforts pour transposer en classe l’historiographie de la World History, avec le cas de l’Italie. Nous évoquons également les évolutions de la discipline portées par l’idée d’un socle commun, en France, l’approche par compétences en Belgique ou au Québec.
Des questions qui traversent l’ensemble des chapitres de ce dossier, même si, pour la clarté du propos, la réflexion porte dans une première partie sur la mise en œuvre dans les classes des compétences si complexes portées par notre discipline ; puis sur l’intérêt, à tous niveaux, des pratiques d’écriture liées à l’entraînement au raisonnement ; et ensuite sur deux thèmes particulièrement riches, la question de la chronologie et celle de l’altérité. Comme le relève François Audigier, il reste beaucoup à dire, d’autres dossiers à préparer, en particulier sur les contenus de la discipline en ces temps où le pouvoir investit une fois de plus le champ de l’histoire en projetant le passé comme un musée censé célébrer « l’âme de la Nation ».
Puisse donc ce dossier alimenter la réflexion et inciter au renouvellement des pratiques, de façon à ce que les élèves apprennent l’histoire pour comprendre leur temps et celui de leurs prédécesseurs, ici et ailleurs, à ce qu’ils apprennent les sources et la genèse du XXIème siècle, le siècle de leur histoire.

Patrice Bride et Pierre-Philippe Bugnard