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Albert Camus, enseignant empêché, pédagogue résistant

Jean-Michel Wavelet, L’Harmattan, 2023

L’éloge que fait Albert Camus de son instituteur, Louis Germain, à la fois dans son discours de remise du prix Nobel et dans Le premier homme (où il apparait sous un nom d’emprunt) est souvent mobilisé pour faire l’apologie de « l’école des hussards noirs » d’autrefois et on entend souvent des personnes comme Alain Finkielkraut proclamer qu’aujourd’hui, l’ascension sociale et intellectuelle d’un enfant pauvre comme Camus serait impossible.

C’est parce qu’il apporte un peu de nuances et de complexité à ces images d’Epinal qu’est utile l’ouvrage de Jean-Michel Wavelet, ancien enseignant et inspecteur, qui s’est exprimé plus d’une fois dans notre revue. Si on peut regretter qu’il réutilise la métaphore (très militaire et machiste au fond) de Peguy pour évoquer des maitres comme Louis Germain et qui est à bien des égards un mythe, l’auteur montre bien les qualités, mais aussi les limites de monsieur Germain. Si sa bienveillance, sa façon de rendre les cours vivants et son souci d’accompagnement de ses élèves (au moins ceux qui « en voulaient », dans la tradition bien comprise de l’élitisme républicain) sont incontestables, il n’en pratiquait pas moins les châtiments corporels et négligeait des aspects que Camus mettrait en avant plus tard comme des composantes éducatives majeures : le jeu et la place du corps.

Cependant, le but de l’ouvrage n’est pas là, mais plutôt de faire émerger une image de l’écrivain souvent négligée : celle de l’enseignant « empêché ». En effet, Camus n’a d’abord pas pu passer de concours pour l’enseignement à cause de la tuberculose, cette maladie de pauvre qu’il avait contractée dans son quartier déshérité d’Alger. Mais, guéri, il n’a pu pour autant devenir enseignant, les autorités se servant du prétexte de cette maladie antérieure pour l’écarter, alors qu’il dénonçait les conditions coloniales et les exactions du franquisme, influent dans une Algérie qui allait devenir pétainiste. Pourtant, il a pu donner des cours auprès notamment de lycéens juifs exclus de l’école par Vichy  et a pu ainsi déployer  ce que JM Wavelet considère comme une pédagogie innovante, basée sur le dialogue et l’ouverture à l’esprit critique, loin d’un modèle magistral qu’il exécrait.

Tout le long du livre, Jean-Michel Wavelet cite Camus pour montrer que le désir d’enseigner chez lui a toujours été très fort, malgré sa réponse étonnante en 1945 dans Les Nouvelles littéraires à la question de savoir s’il avait été professeur : « jamais ». Et qu’il propose à la fois dans les quelques écrits où il s’exprime sur l’éducation, mais aussi dans ses romans (le personnage de l’instituteur dans la Peste par exemple) une forme de transmission des connaissances et de formation intellectuelle qui correspondent à la manière d’enseigner chère à l’auteur, le rapprochant de Freinet et faisant remarquer que le seul pédagogue qu’il cite de manière élogieuse était Francisco Ferrer, un des inspirateurs de l’éducation nouvelle.  Peut-être JM Wavelet tire-t-il exagérement de ce côté-là les citations (qui font souvent référence à une conception de l’Homme au-delà de considérations sur l’éducation), peut-être mêle-t-il trop souvent son avis personnel sur l’école (que je partage pour l’essentiel) et les écrits de Camus. Mais il n’en reste pas moins qu’on ne peut guère mobiliser Camus pour défendre « l’école d’autrefois », surtout quand on lit ses préconisations pour l’école de demain parues dans la revue Terre des Hommes en 1945. Il fustige d’avance une école qui formerait « des bergers à la Giono en réaction contre leur temps », déplore que dans l’enseignement français « on apprend aux enfants à vivre et à penser dans un monde déjà disparu » et demande à ce que nous faisions en sorte « que nos enfants soient en prise directe avec le monde moderne, tout en recevant les quelques notions qui les empêchent d’être les esclaves de ce monde »

En un temps où on se complait dans la « radicalité » et où la haine se répand sur les réseaux sociaux et plus généralement dans la société, l’humanisme de Camus reste une lumière et on peut transposer dans l’éducation ses « leçons de vie » qui ne sont en fait pas des « leçons », mais plutôt une invitation au dialogue et à l’honneteté intellectuelle, qui n’est en rien « molle » quand on connait l’exigence de l’homme d’action que fut le directeur de Combat.

On pourra aussi lire de belles pages sur les conditions de vie familiales du futur prix Nobel (thématique développée dans un précédent livre du même auteur: Albert Camus, la voix de la pauvreté), ses humiliations lorsqu’il rentre au lycée, sur la pauvreté culturelle dans laquelle il a vécu dans ses premières années et les efforts considérables qu’il a dû fournir afin de devenir cette « exception consolante » dont parle Jean-Paul Delahaye. Le mérite ne peut en revenir au seul instituteur qu’il a eu durant deux années en primaire. Récemment, un sociologue, Marwad Mohammed faisait remarquer que lorsqu’un jeune de milieu populaire (issu de l’immigration surtout) dérapait, on avait tendance à accuser sa famille de ne pas l’avoir bien éduqué, alors quand il réussissait , on en attribuait le mérite à l’école républicaine. Saluons plutôt ici l’énergie incroyable d’un jeune homme qui a su vaincre mille obstacles, accompagné d’ailleurs en partie par sa famille et donc quelques enseignants.  Camus n’est peut-etre pas une « figure de la pédagogie », mais il peut être bon de relire ses écrits pour y trouver des raisons supplémentaires de combattre les inégalités scolaires.

Jean-michel Zakhartchouk