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Agir contre les ruptures scolaires ou pénaliser les familles ?

Le gouvernement a annoncé la création d’un « contrat de responsabilité parentale » destiné à faire face à l’« absentéisme scolaire » et à « toutes les situations où l’enfant est en difficulté en raison d’une défaillance ou d’une insuffisance manifeste de l’autorité parentale ». Ce contrat prévoit la mise en place d’un « soutien et d’un accompagnement social » assurés par les services sociaux des départements. Sous la « générosité » du propos, il est difficile de ne pas percevoir la qualification négative des familles populaires les plus fragilisées par leurs conditions sociales d’existence. Cette mesure participe, en l’officialisant, du discours donnant la défaillance éducative ou la démission des familles comme une des causes centrales des troubles sociaux associés aux jeunes des quartiers populaires. Le fait de présenter ce « contrat » dans le cadre de mesures pour « l’égalité des chances » accrédite l’idée que l’inégalité dont souffrent les élèves des milieux populaires serait pour une large part le fruit de l’incurie parentale. En outre, la rhétorique du contrat ne peut faire illusion. Cet engagement, loin de reposer sur le libre accord des parents, est assorti de sanctions (amendes, suspension des allocations familiales…) si les parents le refusent ou si les objectifs qu’il fixe ne sont pas atteints. Cette dernière clause indique que l’échec de la mesure sera imputé aux familles auxquelles on pourra reprocher de ne pas jouer le jeu pour ramener leur enfant dans le droit chemin scolaire.

Plutôt qu’une démission, des difficultés

Les effets de cette mesure ne sont pas aisément prévisibles car les conditions de sa mise en œuvre peuvent varier selon les contextes locaux (ici on insiste davantage sur la contrainte et la sanction, là sur l’aide apportée aux parents). Il est toutefois possible de la mettre en perspective à la lumière des connaissances issues de la recherche. L’analyse des processus de ruptures scolaires chez des collégiens de familles populaires[[M. Millet et D. Thin, Ruptures scolaires. L’école à l’épreuve de la question sociale, PUF, 2005.
Commander cet ouvrage sur Alapage]] montre que l’on ne peut les réduire à une cause unique. Certes, les conditions familiales d’existence pèsent sur la socialisation et la scolarisation des enfants. Beaucoup de ces familles sont désaffiliées de la société salariale[[R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Fayard, 1995.
Commander cet ouvrage sur Alapage]]. Vivant des revenus de l’assistance ou de « petits boulots », elles connaissent de grandes difficultés pour faire face aux nécessités de l’existence. À ces difficultés économiques, s’ajoute souvent une altération des sociabilités porteuses de solidarité, des temporalités qui ne sont plus scandées par des horaires de travail réguliers et des formes de disqualification symbolique des parents qui peuvent affaiblir l’autorité parentale. D’autres ont un emploi salarié qui se paie de contraintes professionnelles importantes sur la vie familiale, les horaires de travail erratiques ou à contretemps de la vie domestique engendrant une désynchronisation des rythmes familiaux. Ces caractéristiques partagées par nombre de familles populaires peuvent rendre plus difficile la régulation des comportements des enfants et des adolescents. Elles ne permettent cependant pas de conclure que les ruptures scolaires auraient pour source unique ou première la défaillance parentale.
D’une part, parler de démission des familles ne rend pas compte de la réalité des pratiques en matière d’éducation et de scolarisation. La question de l’éducation, y compris la scolarisation, tient une large place dans les familles populaires, même si celles-ci n’adoptent pas toujours les pratiques attendues par l’institution scolaire[[D. Thin, Quartiers populaires. L’école et les familles, PU Lyon, 1998.]]. La notion de démission occulte les processus complexes qui peuvent affaiblir l’action des parents. On ne peut comprendre les difficultés éducatives de certains d’entre eux sans s’intéresser à leurs conditions sociales d’existence et donc sans les rattacher à la question politique des effets des logiques économiques dominantes sur les fractions les plus démunies des classes populaires.
D’autre part, l’analyse des processus de ruptures scolaires montre qu’ils trouvent aussi leurs conditions de possibilité dans la scolarisation des collégiens elle-même. On ne peut réduire ces ruptures aux seuls comportements non conformes sans rapport avec des difficultés d’apprentissage. Tous les collégiens étudiés dans notre recherche se heurtent à ces difficultés, souvent de manière précoce. Ils partagent avec beaucoup d’élèves des classes populaires des difficultés avec le langage de l’école, avec les procédures logiques en mathématiques, avec l’organisation de leur travail… En ce sens, les ruptures scolaires sont une modalité de l’échec. Si ces difficultés sont déjà présentes à l’école primaire, tout se précipite à l’entrée au collège qui entraîne des changements importants : organisation différente avec un morcellement de la journée et des disciplines, relations entre les élèves et les enseignants plus impersonnelles, multiplication des adultes référents, etc. Le « cas limite » des collégiens en ruptures scolaires interroge ce passage entre le primaire et le secondaire en même temps qu’il apparaît comme un point de départ d’engrenages qui alimentent les processus de rupture.

Des élèves qui se retirent du jeu

Les collégiens développent ainsi des pratiques d’évitement de l’apprentissage et de la contrainte scolaire, puis des absences de l’établissement qui apparaissent quand les contraintes deviennent insupportables. Ces pratiques de retrait du jeu scolaire sont des tentatives pour échapper aux situations qui risquent de les confronter à leurs difficultés. Bien sûr, on observe des pratiques de perturbation, certaines d’entre elles relevant de tentatives désespérées pour rester dans l’école. Elles génèrent des conflits et il n’est pas rare qu’enseignants et collégiens soient entraînés dans un processus d’enfermement et d’hostilité circulaire dont il est difficile de sortir. L’engrenage est inscrit également dans les mesures prises par l’institution pour tenter de réduire les pratiques perturbatrices : dans les parcours étudiés, les sanctions qui s’accumulent, les exclusions multiples, la constitution d’un « casier scolaire » qui suit le collégien, loin de parvenir à rompre le processus, y contribuent et parfois l’amplifient.
Les parcours de ruptures sont en même temps des parcours de stigmatisation et de disqualification[[M. Millet et D. Thin, « Les parcours de “déscolarisation” comme parcours de disqualification symbolique », dans D. Glasman et F. Oeuvrard, La déscolarisation, La Dispute, 2005.
Commander cet ouvrage sur Alapage]]. La stigmatisation est très forte chez les collégiens qui ont accumulé les déboires à l’école. Cette stigmatisation, en s’intériorisant, tend à devenir une autostigmatisation et à produire un sentiment d’indignité scolaire. Celui-ci se mue en sentiment d’incompétence, forme d’autodévalorisation, et conduit les collégiens à renoncer à toute tentative d’apprentissage. En outre, la tendance à l’universalisation des jugements, comme appréciation d’une grande partie de la personne, a pour effet de discréditer les collégiens au-delà de la sphère scolaire. Cette disqualification symbolique des jeunes de milieux populaires concernés n’est pas sans conséquence sur leur économie psychique et relationnelle. Elle peut s’articuler à d’autres processus de disqualification ou de stigmatisation associés à d’autres dimensions de leur existence (dimension socio-économique, résidentielle, rejet xénophobe pour une partie d’entre eux…) pour produire la « rage » qu’une partie des jeunes des quartiers populaires manifeste parfois brutalement sur la scène publique.

Que fait l’école ?

C’est l’ensemble de tous ces processus qui est à analyser pour comprendre ce qui conduit ces élèves à rompre avec la scolarité. Dès lors, il est difficile d’envisager que des mesures contraignantes à l’intention des seules familles puissent résoudre le problème. Pour le croire, il faudrait oublier deux enseignements essentiels de la recherche. Le premier est que les ruptures scolaires ne sont pas le fait de collégiens très particuliers, mais qu’elles sont une variante, toujours possible, de la scolarisation des enfants des classes populaires les plus démunies et une des modalités possibles de l’échec scolaire. Le deuxième est que ces ruptures interrogent autant la situation sociale que la situation scolaire dans notre pays. D’une part, l’école est confrontée à la question sociale : crise de la société salariale et dégradation des conditions d’existence des classes populaires. D’autre part, elle est confrontée à la question sociale scolarisée apparue avec la massification scolaire, et qui interpelle l’école dans sa capacité à permettre à tous les élèves d’acquérir les savoirs nécessaires pour trouver une place dans la société.
Loin de s’affronter à ces questions centrales, le « contrat de responsabilité parentale » risque surtout d’apparaître comme un élément supplémentaire de la pénalisation des familles populaires et de leurs enfants.

Daniel Thin, groupe de recherche sur la socialisation, université Lyon 2.