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« Action-création » ?
À travers le personnage du professeur de chant joué par Gérard Jugnot, le film Les choristes critique une certaine image des professeurs dont le slogan « action – réaction » souligne le désir coercitif de voir les élèves faire exactement ce qui leur est demandé, sous peine de sanction. Pour bien des parents d’élèves, la seule évaluation possible consisterait comme dans le film à faire réciter par exemple la liste des verbes irréguliers anglais…
L’introduction, à partir de 2001, de l’« écriture d’invention » au baccalauréat, épreuves anticipées de français en fin de première, semblait s’opposer radicalement à une telle vision de l’enseignement. Aucune forme canonique n’était imposée avec ce type de sujet. Pourtant le BOEN n° 26 du 28 juin 2001 tenait à préciser : « En aucun cas on ne demande, le jour de l’examen, l’écriture de textes de pure imagination, libre et sans contrainte. »
Si invention il y avait, restait à en définir les limites et à apprendre à l’évaluer.
Une créativité très balisée
Le travail d’écriture se présente sous la forme d’un bref libellé de quelques phrases du type : « Un écrivain, ami de Jorge Semprun, a vécu des événements historiques douloureux. Il refuse de relater par écrit cette expérience. Tout en répondant à ses objections, Jorge Semprun, dans une lettre, l’incite à entreprendre ce récit. Rédigez cette lettre. En aucun cas vous ne signerez cette lettre. »
Le BOEN renseigne un peu sur cet exercice nouveau en précisant les formes variées (lettre, monologue…) que peut prendre le travail de l’élève, formes qui reposent sur « les contraintes littéraires des genres inscrits au programme de la classe de première. » Ainsi donc, la part d’invention accordée à l’élève semble déjà bornée si la forme de son écrit lui est imposée, d’autant plus qu’une lecture attentive des sujets proposés depuis leur création révèle, qu’en plus de la forme imposée, un texte de type très souvent argumentatif doit être rédigé.
Cependant, même face à ces contraintes formelles, la créativité me semble encore possible. Les sujets imposent toujours une situation de communication clairement définie pour les textes à produire par les élèves, à la différence des autres travaux d’écriture au baccalauréat comme la dissertation. Dans la dissertation, le candidat se doit d’être le plus neutre possible : l’interdiction d’utiliser le pronom « je » en est révélatrice. Il n’écrit pas non plus pour un professeur déjà au fait de l’histoire littéraire mais pour un interlocuteur fictif qui ne connaîtrait rien de la chose. Ce n’est pas le cas du travail d’écriture qui nous intéresse.
Ainsi, dans le sujet cité précédemment, l’élève doit se mettre à la place de Jorge Semprun, résistant communiste déporté à Buchenwald. Le fait de désigner comme émetteurs des individus précis, avec un vécu particulier, autoriserait l’élève à utiliser des marques de l’émotion, des registres comme le pathétique, par exemple. L’émetteur est ici subjectif. La créativité reposerait alors dans la capacité à reproduire une émotion et peut-être même à la faire partager.
La créativité n’est cependant pas l’élément majeur qui est évalué dans l’écriture d’invention. En fait, il s’agit d’une créativité aux limites toutes relatives puisque bornées par des consignes de plus en plus strictes : les sujets imposent un thème, une forme (lettre, dialogue…), un type de texte (souvent argumentatif) et parfois même un registre (lyrique, polémique…)
Problèmes d’évaluation
Le fait de présenter clairement les critères d’évaluation et surtout de les différencier les uns des autres permet aux élèves de voir plus clairement quelles compétences ils maîtrisent ou non.
J’ai construit avec mes élèves une grille d’évaluation de l’écriture d’invention en classe de 2de et 1re. Avec cette grille figurent des contraintes, on peut évaluer si un élève a écrit une lettre, ou voir si un écrit est lyrique ou pas.
Le fait d’utiliser la même grille, devoir après devoir, me permet de mesurer également les progrès. Se pose cependant le problème de la précision de ces critères d’évaluation : si la forme change pour chaque sujet proposé, comment la faire figurer explicitement dans une grille d’évaluation ?
Je propose dans ce but la grille suivante ainsi que des séances d’évaluation formative pour la remplir :
Critères d’évaluation de l’écriture d’invention | Élève | Prof. |
Respect de la situation de communication (préciser celle-ci) – Émetteur : – Récepteur : – Lieu et temps : | ||
Respect de la forme imposée (indiquer celle-ci) : | ||
Respect du type de texte (entourer celui requis) : – Argumentatif – Explicatif – Narratif – Descriptif | ||
Introduction d’un registre (entourer celui requis) – Polémique – Lyrique – Pathétique – Autre (à préciser) : | ||
Respect des règles d’orthographe et de syntaxe |
À partir d’un corpus de sujets d’écriture d’invention, l’évaluation formative consiste à remplir la colonne de gauche du tableau. Les « formes imposées » sont très diverses : lettre, monologue, dialogue, préface, entretien, extrait de journal de voyage, plaidoyer… La dernière ligne consacrée à l’orthographe se retrouve dans tous les types de devoirs.
Cette grille est distribuée lors de chaque travail d’écriture. Elle permet le repérage du type de difficultés, leur récurrence et mesure plus significativement les progrès qu’avec une appréciation portée en haut de la copie par l’enseignant.
Se pose encore cependant le problème de la note : comment transformer des critères qualitatifs en chiffres ? Je me refuse à attribuer un quota de points par critère car je crains que cela incite les élèves à en privilégier certains. Je préfère attribuer une lettre à chaque critère : A pour la perfection, B pour sanctionner des erreurs mineures, C pour sanctionner de fortes erreurs et D pour un critère non rempli. La totalité de ces lettres me permet de déterminer une note. Une copie qui reçoit uniquement des A a la note maximum, les B tirent la note vers un 12 sur 16, etc.
L’écriture d’invention n’a pas un type d’évaluation isolé : il rentre dans le cadre d’un apprentissage progressif. Reporter des lettres plutôt que des chiffres sur une copie peut donner à l’élève l’impression d’une réussite partielle et plus distincte. Les élèves restent très sensibles à « la moyenne ». Les lettres me permettent alors de l’accorder à une copie qui ne la mériterait pas si on la jugeait pour elle-même, mais dont l’élève qui en est l’auteur a su progresser.
Mon expérience de correcteur m’apprend que ce système est celui qui réduit le plus l’impressionnisme et les écarts dans la notation, même s’il ne me simplifie pas spécialement la tâche.
Évaluer l’émotion ?
On peut facilement imaginer que la lettre de Jorge Semprun fasse référence à son passé douloureux de déporté et que le registre pathétique soit attendu : l’auteur est ému par ces références au passé. L’élève peut également penser le contraire, à savoir que Semprun veut convaincre son interlocuteur et pour être efficace, impartial, cherche à être le plus objectif possible si bien qu’il refuse tout recours à l’émotion. Comment alors sanctionner un élève qui n’aurait pas placé dans son texte les éléments du registre pathétique qui n’est pas induit par le sujet ? L’originalité dans la créativité peut alors consister à ne pas utiliser le registre attendu : le génie de l’écrivain Beckett tient pour une part à son utilisation du rire comme expression du désespoir.
Le fond et la forme
Une autre difficulté tient à l’évaluation du respect d’une forme. Si tout le monde s’accorde sur l’aspect que peut prendre une lettre officielle ou privée, un entretien par exemple ne répond pas à des règles aussi strictes que celles du dialogue dans une pièce de théâtre : introduction ou pas ? Tiret devant chaque parole ? Place des (éventuels) guillemets ?
Il en va de même avec les marques textuelles du registre. Le pathétique par exemple se reconnaît à un certain nombre de caractéristiques, vocabulaire de la tristesse, ponctuation forte, rythme rapide… Mais l’étude des textes littéraire nous apprend que ces caractéristiques ne sont pas toujours là toutes en même temps : on peut se demander lesquelles exiger absolument, en dehors du vocabulaire de la tristesse ?…
Évaluer la créativité de l’élève paraît aussi difficile à juger que celle d’une œuvre d’art dont les qualités fluctuent avec les siècles. Au baccalauréat, la créativité devient un plus, un moyen de récompenser d’un ou deux points supplémentaires un travail qui se distinguerait des autres.
En définitive, cette évaluation semble difficilement compatible avec l’objectivité recommandée par le BOEN n° 26 du 28 juin 2001. Mais cette difficulté renvoie finalement à un paradoxe plus général, lié à mon sens à l’enseignement du français : les élèves sont sans cesse confrontés à ce qui leur est présenté comme des chefs-d’œuvre de la littérature, leur lecture est censée aiguiser leur sensibilité, mais ils ne doivent en rendre compte qu’avec objectivité, faire une étude de ces textes avec une rigueur quasi scientifique…
Patrick Lebigre, professeur de lettres modernes, lycée Alexandre Dumas, Port au Prince, Haïti.