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À l’école des mauvaises réputations : les relations entre les élèves et leurs risques à l’ère numérique

Margot Déage, À l’école des mauvaises réputations : les relations entre les élèves et leurs risques à l’ère numérique, PUF, coll. Éducation & Société, 2023

Dans cet ouvrage, l’auteure rend compte d’une enquête menée entre 2016-2018, alliant à la fois le qualitatif et le quantitatif, comprenant des entretiens et des observations d’environ 150 jeunes adolescents au sein de quatre collèges de la région parisienne avec des particularités socioculturelles très différentes.

Dans le premier chapitre, le lecteur prend la mesure du poids de la réputation, comme un repère important dans la vie des jeunes, surtout durant cette période incertaine de l’adolescence. Au sein des groupes, ces jeunes vivent essentiellement selon un mode entre-soi d’âge et de genre. Ils tissent des liens d’amitié, cette dernière qui n’étant pas accordée à n’importe dans un climat de méfiance. À ce stade, ces liens d’amitié sont essentiels mais lorsque les jeunes tentent de changer de groupe, ces comportements sont pointés du doigt au risque de l’exclusion et des commérages ou ragots. Ils se sentent et agissent très souvent sous la pression, en imitation ou conformisme par rapport au groupe, et afin de sauvegarder leur appartenance à celui-ci (« exclure pour ne pas être exclu » p. 40). Leur réputation est définie par « la valeur, l’estime, l’appréciation » en rapport à ces groupes d’appartenance auxquels ils participent ou au contraire ils quittent. « Quand ils sont victimes de leurs camarades, leur confiance envers les adultes décroît, car il est rare que ces derniers parviennent à améliorer la situation » (p. 58).

Le deuxième chapitre met en évidence comment les réputations opèrent d’une manière différenciée selon le genre et les origines (aussi ethniques). Les filles intègrent comment bien s’y tenir et cacher un corps qui se transforme afin d’être respectées. De leur côté, les garçons déplient toutes sortes de stratégies pour démontrer leur virilité, souvent en opposition soit en provocation, parfois en déviance avec les normes scolaires admises (c’est aussi à eux que l’on attribue le plus de punitions scolaires ou exclusions). Les élèves adolescents, selon leurs parcours bougent les lignes des rapports entre les jeunes sous la forme de violence symbolique. Lorsque certains qui s’en sortent bien selon les attentes scolaires, lesdits « intellos », proposent de l’aide, ils symbolisent une sorte d’humiliation face aux autres ; ou encore les élèves qui se présentent comme porteurs d’une contre-culture – ou la culture de la rue, mais qui en fait n’en sont que de simples usurpateurs. Le poids des origines prescrit en quelque sorte de comment bien s’y tenir pour s’intégrer. La loi des derniers arrivés selon les vagues d’immigration ou l’ancienneté migratoire conditionne le rapport à l’école et aux pairs. Cela signifie que « les communautés les plus anciennes s’associent pour stigmatiser les nouveaux » (p. 83). La couleur de la chair et la vertu des croyances en font aussi objet de moquerie subtile ou de préjugés. Des signes de racisme sont observés envers les jeunes considérés comme trop dociles. « Quand l’école ne réagit pas, que ce soit au sexisme, au racisme ou à la violence symbolique des élèves favorisés, les élèves règlent leur compte entre eux » (p. 92).

Puis, l’auteure montre comment les jeunes font ou défont plus ou moins consciemment la réputation des autres pour sauvegarder leur propre place ou leur propre légitimité dans un groupe à travers un tissu relationnel de rivalités. Les mauvaises réputations féminines ou masculines n’ont pas les mêmes conséquences : « les transgressions masculines sont plébiscitées, alors que l’immoralité féminine est ostracisée » (p. 21). On met en évidence que par le rire, faire le pitre, les provocations ludiques sont des manières pour s’imposer et se faire une popularité parmi ses pairs. Les jeunes tiennent en quelque sorte des « dossiers » à partir des confidences partagées au sein de l’amitié, qui sont soit des éléments tenus pour secrets à l’égard de leurs pairs, soit brandis en cas de menace ou de trahison. D’autres enjeux opèrent fortement dans la construction différenciée des réputations, comme, la sauvegarde de l’honneur des filles ; et le prestige et l’admiration des garçons par la crainte qu’ils peuvent provoquer. Ces réputations structurent la place et les repères de chacun dans un groupe, ayant un effet de contrôle dans les processus de sociabilité juvénile. Certains de ces comportements qui provoquent des rumeurs et des réputations peuvent provoquer des processus de harcèlement (bouc émissaire/chèvre émissaire), et même des enjeux les dépassant comme le décrochage scolaire, de la délinquance ou de la prostitution.

Est alors abordé l’usage du smartphone comme symbole d’autonomie et des réseaux sociaux par les jeunes. Ils s’émancipent de la réputation du collège, à la fois pour se mettre en scène publiquement (Instagram) ou encore pour échanger dans l’immédiateté et en coulisse, sans traces (Snapchat). Par le caractère invisible, de l’anonymat ou le pseudonymat, de la désinhibition et l’effet de groupe, des nouvelles manières d’exister virtuellement construisent la fabrication des réputations. Les jeunes s’efforcent de gérer leur image en ligne, partagent leurs émotions et sentiments, en se protégeant des rumeurs. Par l’usage de Snapchat, ils se font connaître au sein d’un réseau, par des publicités partagées ou réciproques, à travers une mise en scène de soi, soit par les stories, soit par des vidéos seuls ou accompagnés par les amis, en conservant des mémoires (memories). Il s’agit de s’exposer et de rester très actif sur ces réseaux. Les diverses amitiés font objet de faire valoir. La compétition est de mise dans une recherche de notoriété, à l’appui des like, des flammes, et donc l’intensité des relations comptent sur ces réseaux. De même, il y a la manière de se mettre en scène qui peut aussi favoriser sa propre dérision – en se donnant à avoir par des photos d’humour ou de « délire ». Et aussi des personnes « introduites dans ces réseaux » ou de risques de manipulations, de diffamation, de harcèlement. Les réputations qui se créent en ligne font face à de nombreuses réprobations comme « un retour de la morale des adultes » (p. 205). L’auteure, à l’appui de nombreux extraits d’entretiens montre les facettes les plus sombres de l’existence de ces réseaux, de la manière dont les filles s’exposent en développant une grande notoriété dans des publications très sexualisées. Cela n’est pas anodin car « elles encourent des risques importants de harcèlement sexuel au collège » (p. 235).

En conclusion, l’auteure revient sur l’importance du travail de prévention du harcèlement provoqué par des réelles interactions présentielles ou numériques. Il est subtil et difficile parfois à déceler. Cet ouvrage instruit les professionnels de l’éducation mais au-delà, à mieux saisir la vie des adolescents sur leurs manières de se penser avec leurs propres représentations et leur langage ainsi qu’à se situer dans des groupes, qu’ils soient réels ou virtuels, ces derniers les façonnant le long de leur scolarité. Ce qui se dit sur les réseaux sociaux, cela ne devrait pas être considéré comme des simples « jeux d’enfants » mais comme des signaux clairs qui exigeraient l’intervention des adultes1.

Andreea Capitanescu Benetti

 

Notes
  1. Je conseille aux lecteurs d’écouter le podcast avec Margot Déage, afin de continuer cette réflexion : « À l’école de la « réputation numérique : cinq lycéens prennent le micro », le 31 mars 2023 sur France Culture.