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À l’assaut de la complexité grammaticale

Dans de nombreuses classes, les élèves n’effectuent souvent que des tâches simples, ne sachant pas toujours réinvestir, dans de nouvelles situations, un savoir qu’ils semblaient pourtant bien maîtriser et passant pour acquis auprès de leurs maîtres. Il faudrait donc encourager les enseignants à mettre en place d’autres types de situations. La consigne que nous leur proposons est simple, en apparence, comme souvent pour des tâches complexes : « trier les mots de ces phrases ». Derrière cet énoncé minimaliste, une nécessité cognitive : opérer une catégorisation. Chaque mot ne doit pouvoir se ranger que dans une case, un tas, une colonne (la forme importe peu), tous les mots sont triés, mais il est possible d’ouvrir une case « je ne sais pas ». La construction des critères prime sur le résultat du tri ; ce qui intéresse au premier chef l’observateur averti, c’est les procédures utilisées par les élèves davantage que la performance à reconnaitre les natures des mots considérés. L’enseignant ne donne jamais de critères de tri ou d’orientation, mais, dès le CE1, grâce à l’appui sur des séances d’étude de la langue visant des apports de procédures d’identification, c’est rapidement les classes grammaticales, ou des concepts qui les approchent, qui apparaissent comme plus efficientes pour les élèves.

Chaque mise en œuvre se décompose en trois temps distincts.

– Une phase individuelle, qui permet à chaque élève de réfléchir au problème qui lui est soumis, problème chaque fois renouvelé, puisque chaque nouvelle phrase est choisie pour être une situation problème.

– Une phase de groupe, qui induit la mise en place d’une argumentation entre pairs dont le rôle est primordial. Les élèves doivent se mettre d’accord, à trois ou quatre, sur un tri qui soit le reflet de leurs débats, à partir des réflexions qu’ils avaient eu individuellement. Ici, l’enseignant passe dans les groupes, pose les règles de fonctionnement de ce type de travail si cela est nécessaire, mais ne doit pas induire.

– Une phase de mise en commun, toujours à propos du même corpus de phrases donné au début, qui relance l’argumentation à l’échelle du groupe classe. L’enseignant doit s’obliger là aussi à rester en recul, pour laisser place à la parole des élèves, tout en relançant par des questionnements du type « comment le sais-tu ? », « pourquoi affirmes-tu que… », questionnements qui visent toujours la verbalisation des procédures des élèves. Pour conclure, une synthèse effectuée par l’adulte permet de faire le point sur ce qui a été trouvé grâce au corpus de phrases sur lequel les élèves ont travaillé. Il n’y a pas de correction, la synthèse porte sur les procédures utilisées, les problèmes rencontrés, et permet d’amorcer ce qui sera réfléchit lors du tri suivant.

 

  • Le point de vue de l’Inspectrice de l’Education Nationale

Lors des inspections, j’ai pu observer de nombreuses séances d’étude de la langue. Les enseignants consacrent un temps important à cet enseignement, sans en retirer pourtant les satisfactions escomptées. Les notions étudiées se succèdent, les connaissances s’empilent mais ne semblent pas faire sens. Il est difficile pour les élèves de les mettre en lien et de les réinvestir dans des situations d’écriture. Il m’a semblé qu’il fallait amener les enseignants à laisser davantage de place aux procédures personnelles des élèves, dans le souci de la différenciation pédagogique et de l’appropriation des savoirs par le plus grand nombre.

J’ai fait appel à Morgane Beaumanoir pour assurer des formations facultatives de six heures. L’an passé et cette année, je lui ai demandé d’intervenir dans le cadre de conférences obligatoires. Il me semble en effet important que chacun partage le même discours, tendant ainsi à instaurer une culture commune de circonscription. Quelques pistes ont ainsi pu étayer la réflexion des équipes :

la construction progressive des apprentissages sur le cycle et sur l’année.
L’élaboration de corpus aux difficultés clairement identifiées.
La place des activités ritualisées pour favoriser le retour sur les acquis.
Le rôle et la forme de la trace écrite.
Il nous est apparu qu’une véritable évolution des pratiques passait par l’implication d’une école entière.

Marianne Lamblot, IEN Bois d’Arcy

 

  • Le point de vue de la formatrice IUFM

Les trois phases qui constituent le tri de mots à visée grammaticale, ainsi que la progression de cycle qui potentiellement le structure, permettent de mettre les élèves face à une situation ô combien complexe : comprendre le fonctionnement syntaxique (organisation de la phrase) et surtout paradigmatique (appréhension des classes grammaticales et de leurs fonctionnements respectifs) de la langue française.

Le dispositif est ambitieux, parce qu’il demande un réel changement de posture de la part de nombre d’enseignants, et que c’est bien cela le plus difficile à faire…

Morgane Beaumanoir-Secq, professeure à l’IUFM de Versailles (site de Saint-Germain en Laye)

 

  • Le point de vue des maitres formateurs

Nous avons joué sur plusieurs modes d’action, étroitement liés : la mise en œuvre de séances déjà élaborées, l’analyse des positionnements apprenant/enseignant et l’aide à la conception de nouvelles séances. Ainsi, nous sommes passées chacune de classe en classe, du CE1 au CM2 pour « montrer » comment mettre en œuvre les trois séances de tri de mots, avec pour objectif d’en faciliter l’appropriation par les enseignants en formation.

Des phases d’observation et de pratique accompagnée se sont succédées. Le fait de pratiquer après avoir observé permet de susciter chez l’enseignant en formation un besoin d’observer de nouveau et de porter un regard plus fin sur certains temps de la mise en œuvre de la séance et sur les postures. Cette prise de conscience s’avère parfois douloureuse, car elle renvoie une image négative de son enseignement. Certains professeurs des écoles le supportent mal, et ce sont ceux qui, en l’absence d’un accompagnement spécifique, lâchent prise progressivement pour en revenir à des situations pédagogiques plus traditionnelles, plus valorisantes et moins controversées par les parents … Pour nous, formatrices, il importe donc de valoriser chaque réussite, aussi minime soit-elle, comme avec nos élèves. La personnalisation de l’accompagnement est de rigueur, car les réactions de chacun et l’adaptation à de nouvelles démarches d’enseignement sont hétérogènes, du fait de leur posture initiale, de leur ancienneté dans l’Éducation Nationale ou encore de leur assurance personnelle. La médiation est donc différente d’un enseignant à l’autre.

La toute première évolution de la posture de l’enseignant se traduit souvent par une meilleure écoute de ses élèves et par la prise en compte de leurs propres procédures. L’acceptation de l’utilisation du lexique enfantin, sans passer par un lexique expert dans un premier temps, ainsi que le statut accordé à l’erreur ne viendront que plus tardivement. Certains enseignants ont en effet des difficultés à abandonner la correction, au profit d’un travail de groupe ou d’une synthèse collective, mêlant les procédures de tous les élèves et permettant d’avancer grâce au soutien de ses pairs. Cette correction, dans l’esprit de nombreux enseignants effacerait l’erreur. Mais aucune construction n’aura été envisagée, aucune incitation à la justification de la réponse erronée n’aura été faite.

Lorsque les modalités en termes de matériel et d’organisation sont établies, que la posture de l’enseignant commence à évoluer favorablement, notre rôle consiste alors en l’observation et en l’analyse de séances effectuées par les collègues eux-mêmes. Il faut alors les inciter à mener les séances sans rien induire auprès des élèves, les pousser à laisser la parole à ces derniers, à favoriser les interactions entre pairs pour n’endosser qu’un rôle de médiateur, d’animateur de débat. Lors de ces exercices, l’aptitude des enseignants à être à l’écoute de leurs élèves, à extraire de leurs propos des procédures d’identification, à relancer les débats entre pairs est mise à l’épreuve.

Le développement de ces capacités permet à l’enseignant d’analyser plus finement les repères qui jalonnent la construction des classes grammaticales pour leurs élèves et ainsi de rebondir sur leurs propos, leurs erreurs, leurs approximations pour élaborer la situation-problème suivante. Une procédure valable en début de CE1 par exemple, « le verbe est une action », devient rapidement insuffisante. L’enseignant devra alors se saisir de cette procédure non suffisante pour élaborer le corpus suivant, qui aura pour objectif de déstabiliser cette représentation et ainsi la faire évoluer. L’art de la conception d’un nouveau corpus consiste en un équilibre entre les besoins des élèves – l’objectif du nouveau tri – et l’adaptation du lexique choisi à cet objectif. Il exige de la part des enseignants de partir des représentations initiales des élèves, de leurs « connaissances naïves », de trouver les paliers intermédiaires qui lui permettront d’avancer progressivement, de conceptualiser sur le long terme et d’accepter de ne pas avoir de réponse immédiate.

Carole Deblaere et Laurence Grand, professeures des écoles-maitres formatrices dans les Yvelines

Un premier bilan au plus près du terrain

De cette action sur le terrain, nous pouvons dresser un bilan encourageant. La posture des enseignants évolue progressivement laissant une place plus importante à la parole de l’élève. Lors des activités de tri de mots, ces derniers parviennent davantage à ne plus se positionner comme ceux qui détiennent le savoir. Les enseignants endossent plus facilement un rôle de médiateur et favorisent de ce fait, la participation de leurs élèves. Si la volonté des équipes d’atteindre ces objectifs est bien réelle, tous en mesurent néanmoins la difficulté.

En sollicitant la prise de parole de leurs élèves, en s’évertuant à ne pas apporter la terminologie à vide mais en choisissant de faire aussi construire le concept par ceux-ci, l’enseignant a fait aussi évoluer la posture des apprenants. Ainsi nous avons pu relever dans les classes une amélioration de la participation des élèves, tant au niveau quantitatif que qualitatif. Mais si ce point positif doit être soulevé, il mérite d’être nuancé. Il est vrai que de nombreux élèves ne prennent la parole que sur sollicitation de l’adulte.

Les activités de tri de mots auront permis aux enseignants de s’éloigner progressivement d’un enseignement transmissif et de prendre conscience de la nécessité de construire les notions avec leurs élèves. Reste à souhaiter maintenant la pérennité de cette évolution ainsi que son transfert aux autres champs disciplinaires.

Aujourd’hui, la question se pose de l’évolution du dispositif. Quels choix faire ? Accompagner plus avant les équipes déjà engagées ou aller vers de nouvelles écoles ? Les moyens déployés seront-ils reconduits ? Autant de questions qui sauront trouver réponse en leur temps.


En savoir plus

La circonscription de Bois d’Arcy (Yvelines) s’est engagée cette année dans une recherche action en grammaire avec l’université de Cergy Pontoise. Placé sous l’égide de Morgane Beaumanoir, formatrice de français à l’IUFM, ce travail porte sur la formation des enseignants. L’objectif est de modifier la posture de ces derniers à travers la mise en œuvre de pratiques nouvelles, notamment, le tri de mots à visée grammaticale (pour une description de ce dispositif, cf. Tisset C., Enseigner la langue française à l’école, Hachette éducation, 2010). Ce sont néanmoins toujours les élèves et l’amélioration de leurs résultats qui restent au cœur de nos préoccupations : nous sommes convaincus de l’influence des pratiques enseignantes sur la réussite des élèves.