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« Mes parents ne me croivent pas »

Charlotte tournait autour du piano depuis plusieurs minutes, ennuyée par la présence de ceux qui formaient barrage ; elle voulait me parler et ils l’en empêchaient. Ces élèves faisaient partie de la classe de 6e dont j’étais le professeur principal depuis sept mois. Ils avaient toujours quelque chose à me dire, des « oui mais », des revendications, des plaintes, des petits ragots rigolos, ou simplement une bonne note à m’annoncer. C’était une classe que les collègues appréciaient.

Je vis Charlotte retourner à sa chaise un moment, puis sortir de la classe. Quelques minutes après, le calme revenu, je trouvai un petit papier sur le clavier du piano : « Comme vous le savez, je suis stréssé et quand j’en parle à mes parents ils ne me croivent pas, il faudrait peut-être leur en parler. » C’était signé Charlotte.

La demande était surprenante. Charlotte était une excellente élève, participante, vive, pleine d’humour. Elle faisait cependant partie d’une classe qui, depuis le début de l’année, vivait des choses difficiles, pour certaines douloureuses. Des absences d’abord : un élève avait quitté le groupe, phobique de l’école ; un autre avait déménagé à Noël, tout le monde lui avait fait la fête. Leur gentille professeure de mathématiques avait pris sa retraite juste avant les vacances de février. Elle n’était pas encore remplacée. Et puis un drame : Jérôme, leur professeur de français qu’ils appréciaient tant, était décédé, un weekend, brutalement ; ils avaient vu mes larmes. De tout cela nous avions parlé souvent, longtemps, lors des conseils d’élèves, dans le bruit de fond insondable des attentats parisiens et bruxellois qui nous avaient obligés à annuler deux sorties.

Je n’ai pas réagi à la demande de Charlotte. Je n’ai pas appelé ses parents. Je lui ai parlé, je lui ai dit tout le bien que je pensais d’elle, de son intelligence et de sa belle personne. Elle a été touchée, elle m’a parlé pour me dire… rien. Juste qu’elle avait peur, qu’elle était « stréssé », et que moi, je pouvais faire quelque chose. Pendant un mois, des menues discussions ont eu lieu entre nous, beaucoup de sourires complices. Que voulait-elle me faire entendre ?

Un jour, j’ai compris, enfin, je crois : « Monsieur, vous n’allez pas partir, vous ? Vous tenez debout dans ces drames qui nous assiègent ? Appelez mes parents, s’il vous plait, pour leur dire, dites-le moi ! » Alors j’ai appelé sa maman pour lui dire… rien, simplement que j’étais là, que sa fille était formidable.

Jean-Charles Léon
Professeur de musique, Saint-Germain-sur-Morin (77)