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Mesure ou arrangement ?

Le modèle évaluatif de l’école reproductrice des structures sociales n’est pas satisfaisant et repose sur la fiction de représentations et d’attentes qui seraient partagées dans tout le système éducatif. L’auteur propose ici le modèle de l’évaluation comme « arrangement » qui rend mieux compte de l’extrême diversité des pratiques évaluatrices des enseignants et du grand nombre de variables qui l’expliquent.

Une caractéristique surprenante de notre système éducatif et de la formation des maîtres mérite d’être dénoncée : les enseignants sont souvent ignorants des recherches menées depuis plus de soixante-dix ans sur la fiabilité de la notation alors même que la correction de copies est une partie importante de leurs activités. Cette méconnaissance est d’autant plus étonnante que les recherches aboutissent, autant psychologiques que sociologiques, à des résultats concordants : la notation d’un paquet de copies varie sensiblement d’un professeur à l’autre, d’un établissement à l’autre, d’une discipline à l’autre, d’une académie à l’autre. La notation est influencée aussi par le genre de l’élève, son origine sociale, un redoublement…

Comment expliquer l’influence de ces variables socioscolaires ?

Des entretiens avec les professeurs montrent que la notation des copies doit être comprise comme le résultat de contraintes contextuelles et de négociations explicites et implicites entre élèves et maîtres, comme des arrangements.

Quatre grandes catégories d’arrangement
  • Primo, les arrangements au niveau de l’établissement. On doit logiquement s’attendre à ce que les établissements dans lesquels les élèves obtiennent des résultats globalement faibles aux tests de compétences standardisées sont ceux dans lesquels les notes moyennes attribuées par les professeurs sont également basses. Il n’en est rien. Le contraire est observé ! Les notations les plus indulgentes sont attribuées plutôt aux élèves qui ont obtenu les résultats les plus faibles aux tests de compétence. Et inversement. Des approches ethnographiques aboutissent à des conclusions du même ordre. Ainsi dans les « collèges difficiles », une partie des enseignants est amenée à des adaptations sensibles de leurs pratiques ordinaires d’évaluation. Ils évitent des contrôles qui aboutiraient à des notes jugées très faibles.
  • Secundo, le climat de la classe modifie la notation. Il en est ainsi lorsque le professeur, prenant en considération la bonne volonté de « ses » élèves, décide de supprimer de la moyenne trimestrielle les notes d’un contrôle peu réussi, ou d’ajouter un devoir « facile » en fin de trimestre, etc. Dans la situation inverse — agitation, travail non fait, chahut — le professeur peut avoir recours à une « interrogation surprise » ou donner un devoir « difficile », sorte de sanction pour montrer aux élèves les conséquences de leur manque d’attention en cours.
  • Tertio, la prise en compte des élèves considérés individuellement influence la notation. Outre l’octroi d’une note de participation en cours, l’élève qui accepte de faire un travail supplémentaire, un exposé par exemple, ou de refaire un exercice « raté », pourra bénéficier d’une note supplémentaire ou d’une note se substituant à cet exercice. L’enquête débouche sur l’étonnement : les pratiques d’évaluation des professeurs sont très disparates. Les enseignants peuvent, en effet, être plus ou moins sensibles au sentiment d’injustice que les élèves faibles ressentent à l’égard de leurs notes lorsque ceux-ci ont le sentiment que la récompense que constitue la note obtenue n’est pas à la hauteur des efforts fournis. Dans ce type de situation particulière, le professeur peut être amené, au nom d’un équilibre nécessaire entre travail et gratification scolaires, à noter davantage les progrès réalisés par l’élève que le niveau atteint et normalement visé à tel ou tel niveau de scolarité.
  • Quarto, ces arrangements individuels qui engagent de façon personnelle élèves et maîtres sont indissociables, pour le maître, d’un arrangement par rapport à soi qui constitue une quatrième forme d’arrangement. La notation du professeur est en effet orientée par sa propre histoire scolaire et par les diverses significations que celui-ci associe à son activité de notation (juger de façon impartiale, aider, récompenser, sanctionner…). Une part des professeurs a une conscience certaine de ces arrangements. C’est notamment pour cette raison qu’ils sont favorables au maintien de l’organisation actuelle du bac qui constitue, dans leurs propos, une garantie d’équité scolaire. Les recherches valident d’ailleurs cette position : la suppression du baccalauréat et l’instauration d’un seul contrôle continu auraient notamment pour effet de diminuer parmi les bacheliers le nombre de redoublants et les enfants d’ouvriers notés plus sévèrement en classe, pendant l’année de terminale, qu’aux épreuves anonymes du baccalauréat…

La notation intègre plus ou moins fortement des dimensions relationnelle et didactique. La note au demi-point près ne doit pas être forcément comprise comme la recherche de l’exactitude mais aussi comme le résultat d’une « transaction » ou d’un « contrat » de type didactique. Le 9,5/20 n’exprime pas tant la précision de la mesure des performances qu’une sorte d’avertissement symbolique dont l’objet est de signaler à l’élève que celui-ci ne remplit pas totalement les exigences attendues, spécifiques à sa classe et à son établissement.

Arrangements et biais sociaux d’évaluation

L’analyse de l’évaluation comme arrangements offre un cadre théorique pertinent à l’analyse de l’imprécision de la notation et des biais sociaux d’évaluation, c’est-à-dire des erreurs systématiques d’évaluation réalisées par les professeurs en fonction des caractéristiques sociales et scolaires des élèves (sexe, origine sociale, redoublement…). La mise en parallèle des comportements en classe des élèves et des évaluations de leurs écrits permet en effet de comprendre, au moins partiellement, les biais sociaux d’évaluation constatés.

Ainsi les comportements scolaires des filles, davantage conformes aux attentes professorales, expliquent leur surévaluation scolaire à compétences équivalentes aux garçons. Et le comportement plus agité, voire contestataire, des garçons d’origine populaire explique leur notation en moyenne un peu plus sévère. Inversement, les élèves d’origine aisée, dont on sait qu’ils ont une meilleure maîtrise du métier d’élève et qu’ils prennent plus facilement la parole en classe bénéficient d’arrangements « individuels » en leur faveur. Les biais sociaux d’évaluation renvoient, dans cette perspective, non à une interprétation en termes de préjugés sociaux des professeurs, mais à une question de police scolaire qui prend la forme de sanctions et de récompenses par la notation selon les comportements adoptés en classe.

Le modèle de l’évaluation comme arrangement présente un triple avantage :

  • Mieux rendre compte de la diversité des pratiques de notation et d’orientation selon les établissements.
  • Rendre plus facilement intelligible la réussite scolaire en milieu populaire (trajectoires sociales peu compatibles avec les explications en termes « d’école reproductrice »).
  • Être conciliable avec la diversité des origines socioprofessionnelles des enseignants, donnée peu compatible avec des représentations et attentes professorales qui seraient partagées par tous de façon identique conformément au modèle de la reproduction.
Arrangements, jugement professoral et compétences scolaires

Une variable décisive des arrangements évaluatifs est le jugement préalable des professeurs. Plusieurs recherches ont montré que la compétence scolaire d’un élève, sa réussite ou son échec à l’école, était indissociable des jugements portés sur lui, tout particulièrement par ses professeurs. Ces recherches ont pour origine le théorème de Thomas, sociologue américain de la première partie du XXe siècle : « Quand les hommes considèrent certaines situations comme réelles, elles sont réelles dans leurs conséquences. » Par cette formulation quelque peu alambiquée, Thomas insiste sur le fait que les hommes réagissent non seulement aux caractères objectifs d’une situation mais aussi à la perception de celle-ci. Cette perception oriente les comportements humains de telle façon que la situation initiale tend à devenir conforme à la perception des hommes.

Compte tenu de l’importance potentiellement considérable des attentes de l’enseignant sur les progrès scolaires des élèves, de nombreuses recherches ont porté sur les spécificités des interactions maître-élèves qui débouchaient sur des prophéties autoréalisatrices négatives ou positives. Les chercheurs, notamment Good et Brophy1, ont montré :

  • La nécessité d’attentes initialement différenciées des enseignants concernant la réussite ou l’échec de leurs élèves.
  • Une différenciation effective des comportements des maîtres.
  • Une perception de cette différenciation par les élèves en termes de performances scolaires attendues.
  • Une modification en conséquence de leurs motivations d’élèves.
  • Une transformation à la fois de leurs espérances de réussite et de leurs comportements dans le sens attendu par leurs enseignants.

Ces modifications du comportement des élèves vont conforter les attentes des enseignants et celles-ci vont de nouveau renforcer à la hausse ou à la baisse les motivations de réussite des élèves. Dans ce modèle explicatif, la prophétie devient autoréalisatrice car la conception que l’élève a de lui et qui se traduit en termes de motivation, de projets scolaires et d’estime de soi, est progressivement transformée par les interactions maître-élèves qui fondent le quotidien de la classe.

La notation est l’un des chaînons des prophéties autoréalisatrices positives ou négatives car elle exerce une influence considérable sur le comportement des élèves en classe et sur leurs attentes à l’égard des professeurs et de l’école. En ce sens, elle doit être considérée comme un outil didactique au sens plein du terme.

(article paru dans les Cahiers pédagogiques n°438, « L’évaluation des élèves », décembre 2005)

Pierre Merle
Sociologue, professeur à l’IUFM de Bretagne
Pierre Merle a notamment publié L’évaluation des élèves (1996), Sociologie de l’évaluation scolaire (1998), La démocratisation de l’enseignement (2002), L’élève humilié (septembre 2005).
Transaction et arrangement

Nous l’avons vu, Jean-Pierre Astolfi en 1991 faisait observer que selon Yves Chevallard la note est « une “transaction” implicite entre le prof et la classe, dans laquelle l’enseignant n’a guère plus de choix que l’élève, chacun se voyant assigner un rôle par le “contrat didactique” en vigueur dans la classe ».

Pierre Merle reprend ici l’idée de la note comme transaction et la nomme un « arrangement ».

Cet arrangement se produit en permanence et fait varier la manière d’évaluer des enseignants. Cela se passe au niveau de tout l’établissement, dans la classe, bien sûr, mais aussi en fonction de l’attitude et du comportement des élèves pris individuellement. Et de plus ces arrangements sont fonction de la personnalité du professeur et de son identité professionnelle qui le poussera à perpétuer le système d’évaluation dans lequel il a été formé…

Ce modèle de l’évaluation comme « arrangement » rend mieux compte de l’extrême diversité des pratiques évaluatrices des enseignants et du grand nombre de variables qui l’expliquent.

Notes
  1. T. L. Good et J. E. Brophy, Looking in Classrooms, New York, Longman, 2000.