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Le livre du mois du n°548 – Trois jeunesses

Davantage essai qu’écrit scientifique, ce livre retrace, à grands traits, une histoire de la jeunesse des années soixante à aujourd’hui, et dans ce contexte, de la place de l’école française et notamment ses difficultés à évoluer.

L’auteur met en garde contre l’idéologie de la « crise » qui caractérise notre époque par rapport à un temps mythifié des Trente Glorieuses. Et fustige au passage les « c’était mieux avant », comme d’ailleurs les (plus rares) idéalisations de la jeunesse actuelle. Il pointe qu’il n’y a pas unité de la jeunesse et que les clivages sociaux et sexués sont importants. Ce qui ponctue les évolutions, ce sont des phénomènes économiques et sociaux, en particulier la scolarisation de masse et la montée de la « société de consommation », à la fois promesses et sources de frustration qui peut provoquer en retour des renfermements identitaires ou la forme spectaculaire de l’émeute.

Dans la première période, culminant en mai 68, au-delà des différences sociales, « pour la première fois, les jeunes adhèrent massivement à des représentations d’eux-mêmes qui les définissent comme des jeunes capables de jouir de leur jeunesse et de construire leur vie » (p. 32-33). Et Mai-68 sera ce moment fort d’une révolution culturelle significative, sur un fond d’optimisme, avec le sentiment que demain sera meilleur qu’hier.

Pour la période suivante, qui démarre peut-être par les émeutes urbaines de l’été 81, l’auteur utilise le terme de « galère », repris d’un précédent livre. Celle-ci concerne une partie de la jeunesse qui ne bénéficie pas de la scolarisation de masse. Le lycée n’a pas franchement évolué, le chômage s’intensifie, les banlieues rouges ont fait place aux « quartiers », des initiatives comme la Marche des beurs finissent par échouer, tandis que les lycéens participent à des mouvements qui ont plus pour objectif de maintenir l’existant contre les « dangers des réformes » que de transformer le système scolaire. Des mutations profondes se mettent en place qu’on ne doit pas penser en termes de « crise » ou mauvais moment à passer.

Aujourd’hui, « la condition juvénile est dominée par un double individualisme : celui de l’affirmation de soi et celui de la rationalité instrumentale » (p. 88), deux faces de ce qu’on regroupe sous le nom de « libéralisme » : l’autonomie et la puissance du marché. Les parcours des individus ne sont plus inscrits d’avance, les jeunes doivent se mobiliser dans des épreuves, dont celle de la conquête des bons diplômes, mais ils sont loin de partir avec les mêmes atouts, malgré ce que nous dit l’idéologie méritocratique. Les nouvelles technologies introduisent, de plus, des éléments très nouveaux. La chambre, lieu mythique de l’autonomie des adolescents, si elle est plus que jamais fermée aux autres, devient une « tour de contrôle » ouverte au vaste monde des réseaux sociaux, pour le meilleur comme pour le pire du complotisme et de la sous-culture. François Dubet note aussi la montée en puissance du thème des discriminations. Réelles ou fantasmées, dénotant une lucidité ou de la paranoïa, elles deviennent une lecture du monde pour ceux qui peuvent alors se réfugier dans le repli identitaire dont la forme religieuse est une variante.

La conclusion, très riche, ouvre de nombreuses pistes de réflexion dont nous retiendrons d’abord cette nécessité de faire évoluer l’école, afin de permettre aux jeunes de se libérer de la tyrannie du diplôme et de faire leurs propres expériences. Est-il possible d’espérer une autre politique qui fasse le choix du développement de l’autonomie de chacun, alors qu’on « accentue le mérite par le jeu des concours et des grandes écoles » et qu’on fait intérioriser leur échec (relatif) par les perdants dans la grande compétition scolaire ? Pas sûr que les évolutions actuelles aillent dans la bonne direction.

Jean-Michel Zakhartchouk

Questions à François Dubet

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Vous évoquez bien sûr dans le livre les clivages sociaux qui traversent la jeunesse, mais ce sont peut-être davantage les points communs qui ressortent. Comment ne pas surestimer ni sous-estimer l’hétérogénéité de la jeunesse, aux trois périodes définies dans le livre ?

Il en est des jeunes comme de toutes les catégories, les femmes, les ouvriers, voire les enseignants : toutes ont quelque chose de commun, mais toutes sont divisées en termes de revenus, de parcours, de conditions de vie, etc. J’ai pris soin dans ce livre de distinguer les jeunes des catégories populaires de ceux des classes moyennes, les filles et les garçons, mais au risque de durcir les faits, de conforter des stéréotypes, alors que les jeunes sont aussi confrontés à une épreuve commune : devenir autonome et trouver une place dans la société.

Les clivages entre les diverses catégories de jeunes se maintiennent au cours des cinquante dernières années, mais il me semble que la nature de ces clivages s’est transformée. Dans les années 1950 et 1960, il y a une grande distance entre les jeunes bourgeois qui allaient au lycée et à l’université et les jeunes prolétaires qui travaillaient tôt et dont la jeunesse était beaucoup plus brève. Avec la grande mutation amorcée dans les années soixante, caractérisée par l’ouverture de l’école et par le déploiement des industries culturelles spécifiquement destinées aux jeunes, ce clivage tranché entre les classes sociales et les jeunesses s’est transformé. Progressivement, les jeunesses se distinguent moins par le fait que certains étudient après 16 ans et d’autres non que par la nature des études poursuivies.

De même, tous les jeunes sont aujourd’hui engloutis dans la culture juvénile et dans le monde des écrans, mais chaque catégorie sociale a son propre rapport à ces cultures et à ces écrans. Pour le dire d’un mot, le commun juvénile s’est renforcé, mais au sein de ce commun, les distinctions et les clivages se sont multipliés. La jeunesse est devenue une expérience commune clivée et dispersée en une multitude de conditions et d’expériences. En même temps, paradoxalement, le sentiment des inégalités s’est beaucoup renforcé, parce que ces inégalités-là sont d’autant moins supportables quand tous ont le droit d’être jeunes, de faire des études, d’être autonomes, de réussir.

La question scolaire occupe dans le livre une place essentielle en creux. Pourquoi l’école française n’arrive-t-elle pas à évoluer ? N’y a-t-il pas un grand conservatisme, y compris de la part de ceux qui revendiquent le libéralisme et l’ancrage dans la modernité ?

Les transformations de la jeunesse résultent très largement des transformations de l’école, du long processus de massification scolaire qui a unifié et fractionné la jeunesse. En ce sens, l’école française ne se distingue pas de celle des pays comparables. Il me semble que la difficulté française tient au fait que la massification n’a pas été associée à une transformation profonde de l’école : croyance dans la méritocratie, dans l’adéquation des diplômes et des emplois, faible place des jeunes dans la vie scolaire. À terme, cette école, très favorable aux classes moyennes, est vécue comme une machine à trier, comme APB (Admission postbac) puis Parcoursup le révèlent cruellement. Malgré des progrès, l’école française reste extrêmement rigide, ne fait guère de place à la diversité des parcours et des expériences, et toutes les enquêtes montrent que les jeunes Français sont de très loin les plus pessimistes en Europe. Tout se passe comme si l’école française n’avait pas su tenir compte des changements qu’elle avait engendrés. De ce point de vue, notre attachement à une école secondaire longtemps réservée à une élite pèse encore lourdement.

En quoi « ce n’était pas mieux avant  » (nostalgie réac ou celle de soixante-huitards) ? En quoi ce pourrait être mieux demain ?

Le « c’était mieux avant  » n’est pas un jugement historique. C’est avant tout la nostalgie d’un monde idéalisé souvent par ceux qui ne l’ont pas connu et qui n’en supporteraient ni les conditions de vie, ni les conditions de travail, ni le conservatisme moral. Cet « avant  » a du charme parce qu’il semblait stable, solide, prévisible, fermé, alors que nous avons le sentiment de vivre dans un monde incertain, tendu, ouvert, menaçant. Ce faisant, on oublie que tous ces travers sont le fruit des progrès de notre autonomie, de notre foi dans la possibilité d’abolir les destins sociaux tenant à nos origines, à notre sexe, à notre classe sociale. Bref, « c’était mieux avant » nous en dit moins sur « avant  » que sur aujourd’hui. Tout le problème vient de ce que cette nostalgie nous empêche parfois d’imaginer des avenirs meilleurs. S’il y a un « avant » que je regrette parfois, c’est sans doute la confiance dans le progrès, ce mot qui semble avoir disparu de notre vocabulaire.

Propos recueillis par Jean-Michel Zakhartchouk