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Panser l’erreur à l’école. De l’erreur au dysfonctionnement

Il faut accepter l’erreur comme un état transitoire de l’apprentissage. On apprend en effet en reliant des connaissances nouvelles à son système de représentations. Parmi ces représentations, certaines seront des appuis à l’ancrage de nouveaux savoirs, d’autres des obstacles. Et c’est en franchissant les représentations-obstacles qu’on passera des paliers qui permettront de régler un ensemble de problèmes qui en découlent.Cet ouvrage est en fait un pari sur la complexité des situations, sur l’intelligence et l’expertise des acteurs de terrain, sur la discussion pédagogique entre les maîtres et les élèves. Pour que l’école ne soit plus « un système persévérant dans une logique dont elle refuse de reconnaître l’absurdité malgré des décennies d’échec ». Elle mérite bien mieux que cela.

Pour mes vacances de Noël, j’avais deux lectures à mener. D’un côté, la lecture du dernier ouvrage d’Yves Reuter, professeur en sciences de l’Education à Lille 3, intitulé « Panser l’erreur à l’école : de l’erreur au dysfonctionnement ». De l’autre, un roman de Philip Kerr, « Impact », sur l’histoire d’un tueur à gages chargé par la pègre de Chicago d’assassiner Fidel Castro, mais qui, retourné par le KGB, planifie en fait l’assassinat de Kennedy. Si je précise cela au début de ma recension, c’est parce que j’avais vraiment très envie de lire ce roman et que c’est parce que je suis d’un caractère consciencieux que j’ai abandonné ce récit passionnant pour commencer la lecture de l’ouvrage d’Yves Reuter. Sans regrets car très vite, j’ai été tout aussi happée par son contenu.

Après avoir interrogé la conception « classique » de l’erreur à l’école, qui consiste souvent à interpréter et à catégoriser l’erreur avant de la définir, Yves Reuter dénonce le flou qui règne dans les pratiques et les réflexions autour de cette notion pourtant fondamentale à l’école. Il propose la définition suivante de l’erreur, ou plutôt du dysfonctionnement, terme qui permet de répartir les responsabilités des « erreurs » sur l’ensemble des acteurs de l’école et non sur l’élève seul : « Le dysfonctionnement est une variante d’un produit didactique, appartenant à un espace d’enseignement et d’apprentissages disciplinaires, estimée problématique par un agent déterminé, en fonction d’un cadre de référence donné. » Même si le vocabulaire employé m’a semblé au départ un obstacle à une lecture fluide de l’ouvrage, il m’a par contre permis de cerner plus finement la notion d’erreur, ses causalités, sa fonction heuristique (qui explore les fonctionnements) et sa fonction épistémologique (qui interroge les didactiques des disciplines elles-mêmes). Car derrière les mots, il y a des conceptions de l’école : Parler de dysfonctionnement permet de faire porter l’analyse sur des objets textuels et non plus sur des personnes. Poser l’erreur comme une variante, un dysfonctionnement, c’est séparer le phénomène d’un jugement de valeur. « Le dysfonctionnement devient alors un outil pour chercher à comprendre. Ce n’est plus un manque, mais un témoin d’un existant à l’œuvre »

Suivent un constat et une mise en débat du traitement actuel et généralisé des erreurs dans les pratiques de classe. Et ça va mieux en le disant ! Des erreurs qui ne sont signes que de manques, de non-su ou de non-acquis, des causes postulées uniquement négatives, la faute à l’élève, une tolérance zéro qui passe par des relevés systématiques, des évaluations sanctions stigmatisantes, une mise en concurrence des élèves, un temps contraint, une constante macabre. Bref, une habitude à ne considérer les élèves qu’en creux, et à avancer coûte que coûte dans le programme, sans s’arrêter sur les réponses erronées. Or, Yves Reuter démontre qu’une erreur peut être la preuve des apprentissages, et que l’élève qui écrit au passé simple « il prena » montre qu’il a intégré les formes classiques de ce temps.

Yves Reuter dissipe ensuite l’illusion d’une cause unique et évidente : une erreur peut en effet avoir plusieurs causes, ou être le résultat d’un chaînage de causes. L’apprentissage est décrit comme « une forme biscornue, avec des turbulences incessantes, des progressions, mais aussi des piétinements, voire des régressions alternées ou simultanées ». On sort de la responsabilisation/culpabilisation des acteurs pour explorer et comprendre enfin le fonctionnement de l’enseignement.

L’auteur précise qu’il ne préconise pas d’encourager les élèves à commettre des erreurs, mais bien à prendre des risques et à accepter l’erreur comme un état transitoire de l’apprentissage. On apprend en effet en reliant des connaissances nouvelles à son système de représentations. Parmi ces représentations, certaines seront des appuis à l’ancrage de nouveaux savoirs, d’autres des obstacles. Et c’est en franchissant les représentations-obstacles qu’on passera des paliers qui permettront de régler un ensemble de problèmes qui en découlent.

L’auteur s’interdit également de préconiser des solutions miracles, mais croit plutôt à l’intelligence des différents acteurs du système éducatif pour venir à bout de ces obstacles : l’expertise des enseignants, qui seuls peuvent décider de la solution aux problèmes de leurs élèves, et l’intelligence des erreurs des élèves, qui découlent toujours d’une conception du savoir en cours d’acquisition. J’aime l’exemple que donne l’auteur d’un élève qui écrit « Le plafond s’émiettent » au pluriel, car ça fait des miettes. Il réaffirme la complexité des contenus à acquérir, l’implication des contenus, les « strates de savoirs », les malentendus didactiques, comme par exemple dans une rédaction où la consigne sollicite des contenus censés intéresser le lecteur, et où la réponse de l’évaluateur porte souvent sur le lexique, la syntaxe et l’orthographe.

Pour lui, il faut donc une précision accrue de la lecture des productions des élèves, des techniques de recueils et d’analyses complémentaires, comme des observations, des questionnaires ou des entretiens d’explicitations. Il décline différentes formes de la causalité de l’erreur : l’erreur par manque, manque de savoirs, mais manque aussi de convocation des savoirs, l’excès des dimensions à gérer dans la résolution d’un problème, le télescopage entre les stratégies possibles. On a affaire parfois davantage à des résistances face aux nouveaux apprentissages qu’à des manques réels.

Le dernier chapitre traite de la question de l’intervention. Yves Reuter y prend beaucoup de précautions pour ne pas donner de préconisations. Pour lui, on ne peut déduire des erreurs leurs causes, de manière simple et mécanique. (Ce en quoi il s’oppose à la typologie des erreurs de Jean-Pierre Astolfi, dont il regrette le côté catégorisant et simplicateur.) De plus, quand on aide un élève à dépasser une difficulté, on ne peut jamais complètement savoir si c’est grâce au moyen que l’on a utilisé consciemment ou grâce à des dimensions périphériques, comme le fait de prendre du temps avec un élève et de lui accorder de l’attention.

L’enjeu de cette dernière partie est d’ouvrir l’éventail des possibles :

réfléchir à la manière dont les contenus sont mis en jeu et au sens qu’on donne aux apprentissages
choisir de privilégier autant les démarches que les résultats
définir un statut d’ « objet d’étude » de l’erreur où elle n’est ni négative, ni positive, mais où elle est possible car liée aux apprentissages
avoir une réflexion sur les sujets d’intervention, car nul ne peut tout prendre en compte et s’améliorer sur tout en même temps
donner du temps pour ne pas tout avoir à gérer en même temps
hiérarchiser les problèmes.

Yves Reuter invite les enseignants à décrire et faire décrire le plus précisément les erreurs, à faire parler ou écrire, sous des formes multiples, les élèves sur les difficultés qu’ils ont rencontrées, à tenir des cahiers d’incidents, à faire des narrations de recherche, des entretiens individuels ou collectifs d’explicitation et à organiser des situations de réflexion ou de débat.

Pas de fiches-méthodes toutes faites, donc, mais une formidable croyance dans l’intelligence des acteurs de la classe, pour trouver les solutions qui leur seront propres. L’ouvrage d’Yves Reuter participe, à mon avis, à la création de ce nouvel imaginaire du métier d’enseignant induit par la Refondation de l’école. Un pari sur la complexité des situations, sur l’intelligence et l’expertise des acteurs de terrain, sur la discussion pédagogique entre les maîtres et les élèves. Sur la possibilité de mettre les erreurs au cœur des apprentissages, pour que l’école ne soit plus « un système persévérant dans une logique dont elle refuse de reconnaître l’absurdité malgré des décennies d’échec ». Elle mérite bien mieux que cela.

Céline Walkowiak