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Ne pas confondre l’interdisciplinarité et la fin des disciplines

« L’interdisciplinarité, c’est la confusion ! »

Dans un discours à Poissy le 6 septembre 2016, un candidat à la présidence de la République déclarait : « Je souhaite une École qui transmette des savoirs, qui forme des esprits, et qui émancipe des citoyens ! Je refuse que les disciplines fondamentales se voient réduites comme peaux de chagrin au profit d’un enseignement “ interdisciplinaire” où l’on parlera de tout pour au final n’apprendre rien. » Les slogans de campagne électorale ont la force de la publicité, ils sont percutants ; mais ils en ont la faiblesse, ils sont simplificateurs et même simplistes.

Alors, l’interdisciplinarité, un temps «où l’on parle de tout et où l’on n’apprend rien ?». Pour l’admettre il faut d’abord s’intéresser à l’enseignement des disciplines scolaires.

Qu’est-ce qu’une discipline ?

C’est un construit social et un construit épistémologique.

Construit social car les disciplines au sein de l’école ont un statut variable dans le temps. Songeons au statut respectif des humanités et des disciplines scientifiques. Alors qu’hier les premières étaient l’alpha et l’oméga des études, les secondes les ont progressivement supplanté. Ainsi l’importance des disciplines dans les cursus varie dans le temps. Une histoire des disciplines scolaires illustre le lien entre savoirs et évolutions sociétales. L’astronomie a disparu des programmes de l’enseignement des mathématiques dans le temps où les statistiques sont apparues : traduction de l’importance de l’emploi des nombres et des courbes (liées aux statistiques) au détriment de considérations philosophiques possibles (avec l’astronomie).

Construit épistémologique, car une discipline est caractérisée par les questions qu’elle pose au monde (celles du géographe ne sont pas celles du physicien), par les méthodes et les techniques qui permettent d’y répondre (la démarche expérimentale ne sied pas à la géographie), et par les conclusions qui en résultent (le corpus notionnel du biologiste n’est pas celui du géographe). Au découpage histoire et géographie, cette dernière étant considérée comme l’œil de la première en permettant de localiser les événements qu’elle décrit, s’est progressivement substitué un enseignement liant étroitement les deux, se rapprochant d’une géopolitique. Le couple géographie physique, géographie humaine a disparu.

Ainsi, porter aux nues l’enseignement disciplinaire, ce n’est pas, comme le pensent les thuriféraires de l’interdisciplinarité, simplement exposer des contenus ; c’est bien davantage. C’est permettre aux élèves de percevoir chaque contenu enseigné comme immergé au sein d’une discipline caractérisée par ses concepts, ses méthodes, ses techniques, et les questions qui la particularisent. Apprendre n’est pas accumuler, mais décanter, et l’enseignant n’est pas comme le politique qui bat les préaux de ses meetings électoraux à coups d’opinions, mais comme l’intellectuel qui cherche constamment à faire la preuve de ce qu’il avance en le contextualisant. La preuve contre l’opinion : le souci de l’universel opposé au renfermement souvent égotiste.

Venons-en à l’interdisciplinarité, dénoncée comme « un gloubi-glouba » qui renforcerait de fait les inégalités en brouillant les choses pour les élèves les plus faibles, tandis que les EPI ne feraient que priver les élèves de précieuses heures de cours disciplinaires.

Pourquoi l’interdisciplinarité à l’École ?

D’abord pour des raisons sociétales, sinon politiques. La finalité de l’école est de former le citoyen, le travailleur et la personne, écrivait Durkheim. Aussi les EPI constituent-ils une occasion d’affronter des questions sociétales (celles que l’élève citoyen peut rencontrer dans son existence) à l’occasion d’une activité sur laquelle il a prise en tant que personne (activité qui fait interagir le cerveau, le cœur et la main). Les EPI rapprochent ainsi le savoir de son usage dans des situations du quotidien, ce qui est une autre manière de penser l’école : un lieu de savoir non pas seulement pour savoir, trop souvent synonyme de redire (ce que les « bons » élèves célèbrent sans souci), mais un lieu de savoir pour l’usage qu’il permet (la question du sens que posent les élèves en difficultés).

On peut ajouter deux arguments épistémologiques a priori. D’une part, chaque discipline académique est elle-même interdisciplinaire, ne serait-ce que parce qu’elle implique des langages pour s’expliciter et fréquemment des techniques pour exister. Que serait un géographe sans boussole, un biologiste sans microscope, un astronome sans télescope, un mathématicien sans règle ou compas ou mode de calcul moderne, un historien sans recours à la sociologie, à la politique ou à l’économie, un romancier sans emprunts à l’histoire, à la sociologie ou à la psychologie… Il en va de même pour les disciplines scolaires.

D’autre part, on l’a dit, chaque discipline pose des questions au monde et aux hommes. Celles de l’économiste ne sont pas celles du musicien ni celles du géographe. L’important pour construire un nouveau savoir dans le monde de la recherche est la capacité à formuler un questionnement à travers un problème qu’on peut résoudre à partir d’une hypothèse vérifiable. Au collège, on passe d’une thématique à une problématique ; ainsi, l’interdisciplinarité aide à penser les liens entre les savoirs et les conditions de leur élaboration, faisant d’une discipline ce qu’elle est : un construit et non pas un donné.

Éthique

Ajoutons un argument éthique : l’interdisciplinarité conduit les élèves à ne plus appréhender les savoirs comme étanches les uns aux autres, représentés à l’école par les spécialistes que sont les enseignants. A cette perception ordinaire de la connaissance comme parcellisée, se substitue avec l’interdisciplinarité une autre conception : celle de la coopération entre disciplines et donc entre les hommes pour répondre aux questions que ces derniers se posent. La coopération est au service d’une vérité émancipatrice assumée en commun.

Enfin, un argument épistémologique a posteriori : lorsqu’au terme d’un EPI, les enseignants consacrent une séance en commun pour aider les élèves à «déganguer» du projet les apports de chaque discipline qui est intervenue, ils aident les élèves à percevoir le disciplinaire au sein de l’interdisciplinaire. Bien loin de négliger le disciplinaire, l’interdisciplinaire le fonde et en montre l’importance.

L’interdisciplinarité nous apparaît comme une chance pour l’école, pour montrer aux élèves le lien entre des hommes et leurs savoirs pour éclairer un projet problématisé au sein d’un quotidien complexe.

Michel Develay

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