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Monique et Michel Pinçon-Charlot : «Montessori et Freinet ont été adoptés par la grande bourgeoisie»

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Monique et Michel Pinçon-Charlot sont docteurs en sociologie. Ils ont beaucoup travaillé sur les élites sociales et la grande bourgeoisie, dont ils ont observé incidemment les pratiques en matière de scolarisation…
Que vous a apporté l’école ?

Monique : Je suis fille de la moyenne bourgeoisie de province, où j’ai grandi jusqu’à mes 17 ans. L’école était un lieu où ce qui comptait, c’était mes copines, puis les garçons à partir du collège. C’était plutôt un lieu d’épanouissement personnel, qui me sortait de la famille. Je savais que mon père avait réussi comme procureur en apprenant beaucoup par cœur et comme je n’avais pas d’autre exemple sous les yeux, je me suis dit « c’est pas compliqué, tu apprends par cœur et tu le ressors tel quel ». Jusqu’à la classe de philo, j’étais parmi les bonnes élèves. Puis cette année-là, mon père est muté à Lille, et je tombe des nues en cours de philosophie. Pour la première fois de ma vie, j’ai accès à la réflexion, que je n’avais jamais pratiquée. Ma professeure de philosophie, Noëlla Baraquin, m’a appris que ce qui est intéressant, c’est de mettre en relation des éléments de connaissance, elle m’a appris l’esprit critique. Ensuite, j’ai pu voler de mes propres ailes, gourmande de la possibilité de prendre de la distance avec soi, avec ce que l’on a appris.

Michel : Je viens d’un milieu d’une très grande modestie. L’école était un univers inconnu, plutôt surprenant parce qu’enseignants et enseignantes étaient différents des gens que je connaissais. J’y ai découvert la diversité du monde ; les copains étaient de milieux très divers, avec par exemple des camarades dont les parents avaient une voiture !

L’école primaire m’a apporté la connaissance de choses dont je n’avais pas idée : le livre, avec les pièces de théâtre classique, Molière, etc. La possibilité d’emprunter des livres alors qu’il n’y en avait pratiquement pas à la maison (un almanach et c’est à peu près tout) a joué énormément sur mon parcours. J’ai découvert le cinéma au collège, mes parents n’y étaient jamais allés, moi je n’ai raté aucune projection au cinéma du collège le samedi après-midi. Ensuite, l’école m’a fait comprendre que ma famille était très marginale par rapport au monde de l’école. Mon père avait le certificat d’études, ma mère n’avait pas de diplôme. J’ai donc découvert par l’école le monde du savoir, de la connaissance, de l’accès à la culture.

L’école réduit les inégalités, mais il n’y a pas qu’elle qui fournit des apprentissages : certains savoirs et savoir-faire sont apportés par le milieu familial. Les milieux cultivés sont des relais d’efficacité pour l’école. Ma mère me disait quelquefois « ne lis pas, travaille », alors que je lisais un livre au programme. Pour elle, ce n’était pas du travail de lire des romans. Alors que c’est socialement très important, c’est de la culture, et puis, en lisant, on finit par savoir rédiger un courrier, parce qu’on dispose du vocabulaire, de la syntaxe.

Constatez-vous un refus de se mélanger aux classes populaires de la part de la grande bourgeoisie ?

Monique : Oui, et je pense que ce refus de la mixité sociale est en train de s’accentuer.

Michel : On s’est rendu compte en travaillant sur la grande bourgeoisie de la distance entre les milieux sociaux, entre milieux ouvriers, petits commerçants et milieu de ceux passés par les grandes écoles. Ce sont des mondes qui ne se rencontrent pas, ne se parlent pas, c’est très net. À Neuilly ou dans le XVIe arrondissement de Paris, c’est un autre monde que celui des communes populaires. Il y a des différences énormes qui se voient aux résultats scolaires.

Et il y a une hiérarchie des établissements qui est une reproduction des hiérarchies sociales. Les écoles correspondent assez bien statistiquement au milieu des parents. Il y a dans l’univers de l’enseignement une reproduction très sensible de l’univers du travail. C’est un facteur de positionnement pour le futur adulte par la suite. Prenez la présentation de leur métier que font certains parents dans l’établissement : ils présentent aux enfants leur avenir, c’est de la reproduction sociale et professionnelle.

Est-ce que les mesures pour instaurer plus de mixité sont inéluctablement condamnées à l’échec ?

Michel : On peut essayer de casser cette logique systématique de reproduction au départ. Cela peut passer par la chance : prenez une famille de gens de service logée dans les beaux quartiers. Son enfant fréquentera les écoles des enfants des patrons. Ils sont peu nombreux (peut-être un dixième), dans le public comme le privé, et ça change leur vision du monde, ça peut leur donner des ambitions plus élevées. Il y a des aspects positifs des deux côtés : lorsqu’un voyage est organisé, si des parents ne peuvent pas payer, les parents des autres enfants se cotisent. On n’est pas dans une attitude de rejet de l’autre, il y a une conscience qu’il vaut mieux être généreux pour se faire accepter avec sa richesse. C’est valable dans les beaux quartiers mais plus du tout dans les quartiers populaires.

Monique : Je suis très pessimiste sur la mixité sociale. Nous avons beaucoup étudié les processus de ségrégation et d’agrégation dans le logement. L’école ne fait que reproduire l’ordre des antagonismes de classes, grâce ou à cause des politiques scolaires. Malgré toutes les bonnes volontés, la force de ces processus fait qu’ils se reproduisent d’une manière ou d’une autre. C’est « sauve qui peut mes enfants ». La grande bourgeoisie assume parfaitement le fait qu’elle ne mélangera pas ses enfants à ceux des autres, quitte à les envoyer dans ses propres écoles, comme l’École des Roches à Verneuil-sur-Avre. Il existe une palette de choix considérable, aussi bien dans le public que le privé, si le public n’est pas suffisamment ségrégué. D’ailleurs, l’école Charcot à Neuilly est-elle encore publique ? Il y a aussi les classes préparatoires des grands lycées, les grandes écoles, etc.

Ensuite, pour tous les postes importants, l’origine sociale est décisive. À diplôme équivalent, les autres formes de richesse (économique, culturelle, familiale) et le capital social (le fait de connaitre les plus grands de ce monde, le niveau de réseau dans le milieu professionnel) prévalent. Le capital symbolique, c’est-à-dire la façon de regarder les autres, le corps, la prestance, l’élégance, tout cela signifie votre appartenance aux grands de ce monde, le privilège de naissance transformé en qualité innée. Le patronyme fait partie aussi de cette richesse symbolique.

Vous évoquez les écoles de la grande bourgeoisie, la scolarité y est-elle très différente ?

Michel : On a cité l’École des Roches, très haut de gamme. Les élèves y viennent de pays différents, mais sont tous du même milieu social : on y trouve des enfants qui appartiennent au milieu dominant de leur pays. On y apprend comme ailleurs la littérature, les sciences, les mathématiques, avec quelques petits avantages secondaires : l’école dispose d’un avion permettant de prendre des cours de pilotage, d’un bateau en Bretagne pour faire de la voile. On en trouve l’équivalent en Suisse.

Monique : Nous n’avons pas fait d’enquête spécifique sur l’école, mais nous avons observé que les écoles de la grande bourgeoisie n’ont rien à voir avec les autres. On n’est pas uniquement dans l’instruction, dans la transmission de savoirs, on est dans l’éducation totale pensée par Bourdieu : on y prend en charge l’ensemble des richesses qu’on doit inculquer aux futurs grands bourgeois. Comme savoir bien se comporter en société, être solidaire de ses camarades de classe, etc. Montessori et Freinet ont été d’emblée totalement adoptés par la grande bourgeoisie. Ces enfants-là n’auront pas de supérieurs hiérarchiques dans leur vie professionnelle, ils doivent être capables de mener un projet, de prendre des responsabilités, d’être solidaires. La pédagogie de projet, la coopération font partie de la scolarité normale. Ils ne font cela que le matin et les après-midi sont consacrés au sport. Cela permet de naturaliser la domination symbolique : le capital physique est une forme de richesse symbolique, avec des corps droits, dressés, sportifs, élégants, courageux.

Propos recueillis par Cécile Blanchard

article paru dans notre n°546, L’histoire à l’école : enjeux, coordonné par Benoît Falaize et Alexandra Rayzal, juin 2018.

Comment les élèves peuvent-ils construire un rapport apaisé, critique et intégrateur au passé de la société humaine et à l’Histoire ? Une histoire qui prenne en compte le récit, l’histoire politique, économique, sociale, les représentations, les enjeux de mémoire, qui éveille l’esprit et qui crée du « nous ».

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