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Mettre au centre la résolution de problèmes

La manipulation semble s’imposer comme méthode naturelle d’apprentissage du nombre la plus compatible avec l’âge et le développement des enfants. Pourtant, peut-on envisager l’apprentissage du nombre, concept abstrait, construction de l’esprit humain, en restant dans le registre de la manipulation d’objets matériels ? Quelles formes de manipulations favorisent ou font obstacle à l’accès au concept de nombre ?

Penser le monde avant d’agir sur lui

Commençons par le pourquoi, si on ne veut pas s’arrêter aux seules raisons du type «c’est au programme». Dans l’histoire de l’humanité, le nombre apparait comme une construction intellectuelle pour faciliter la résolution de certains problèmes pratiques : conserver la mémoire de la quantité, garder la mémoire d’une position, comparer des quantités sans avoir à manipuler les collections correspondantes, prévoir le résultat d’une action sur une collection avant que celle-ci ait lieu (ajout, retrait, partage). Voilà quatre problèmes auxquels les hommes sont confrontés sous des formes diverses dans toutes les sociétés ; nous les qualifierons de problèmes sociaux de référence. Leur point commun est le nombre comme outil facilitant leur résolution, la rendant moins couteuse en libérant des manipulations longues et pénibles : le nombre se construit, d’une certaine façon, comme substitut de la manipulation matérielle.

Il permet de penser le monde avant d’agir sur lui ; il donne la possibilité de renoncer à certaines actions, après en avoir anticipé les conséquences.

Dès lors, enfermer son apprentissage dans certaines formes de manipulation peut s’avérer un obstacle à son accès. Il s’agira plutôt de trouver des modalités d’apprentissage qui s’appuient, certes, sur la manipulation, mais s’en détachent pour faire passer les élèves d’ «agir dans le monde» à «utiliser le nombre pour penser mon action dans le monde».

L’apprentissage va comporter deux aspects qui vont non pas se succéder, mais être présents en parallèle et de façon dialectique : l’étude des nombres et la résolution de problèmes à l’aide des nombres.

Nombre objet et nombre outil

Dans la perspective du nombre objet, il s’agit d’acquérir progressivement les connaissances nécessaires, afin de pouvoir les utiliser dans la résolution de problèmes. Les connaissances sur les nombres sous leur aspect objet sont constituées par les mots nombres (un, deux, trois exprimés à l’oral) ; l’écriture des nombres (des chiffres pour écrire les nombres 1, 15, 23, etc.) ; les constellations du dé, des cartes à points ou d’autres représentations analogiques des nombres par des collections organisées.

Ces connaissances vont se construire à partir de supports variés. La comptine numérique aide à la mémorisation des mots nombres ; les affichages de diverses représentations des premiers nombres développent des procédures de dénombrement sans recours au comptage un à un, puisqu’il y a reconnaissance directe du nombre d’éléments. Les étiquettes nombres fournissent des représentations écrites à des enfants non-scripteurs. La bande numérique permet d’accéder à une présentation ordonnée des écritures des premiers nombres.

L’étude des nombres doit être motivée par le besoin ressenti de mieux les connaitre, afin de les utiliser de façon pertinente dans les problèmes.

Dans la perspective du nombre outil, on veut transmettre aux enfants, par l’intermédiaire de l’école, ce pouvoir sur le monde que l’humanité a acquis grâce à la construction du concept de nombre. Outre les connaissances à acquérir, il faut leur faire découvrir puis maitriser les techniques de résolution de problèmes à l’aide des nombres, mais aussi les conduire à être capables, face à la diversité des situations qu’ils pourront rencontrer, de discerner celles où l’utilisation des nombres sera pertinente.

On va donc transposer à l’école chacun des problèmes sociaux de référence (voir ci-dessus) pour construire une situation déclinable sous divers habillages qui devra, d’une part, permettre l’acquisition des techniques de résolution, et, d’autre part, construire cette capacité à discerner si l’utilisation du nombre dans une situation est pertinente ou non.

Rendre le nombre incontournable

Les enfants travaillent sur une situation fondamentale du nombre cardinal. Elle consiste à aller chercher en une seule fois une collection équipotente à une collection de référence, qui n’est plus visible, sans que la consigne indique l’utilisation du nombre : aller chercher en un seul voyage juste ce qu’il faut de passagers pour en placer un à chacune des places libres d’un bus, sans laisser de place vide ni de passager sans place. Ou, une collection d’animaux étant donnée, aller chercher en un seul voyage juste ce qu’il faut de portions de nourriture pour que chaque animal reçoive une portion. Cette situation se réfère au premier problème social, celui de la conservation de la mémoire d’une quantité, décliné à l’école dans des habillages divers et des champs numériques adaptés aux connaissances des élèves sur le nombre.

Cette situation met en jeu la maitrise de deux types de tâches. D’abord, dénombrer une collection de n objets : passer de la collection de référence («il y a 1, 2, 3… 7 places libres dans le bus») à un nombre mémoire de la quantité une fois cette collection non visible ( «7»). Puis construire une collection de n objets («je rassemble 1, 2, 3… 7 figurines») : utiliser le nombre mémorisé pour construire la nouvelle collection («j’ai 7 figurines à placer dans le bus»). La manipulation est présente dans la mesure où les deux collections vont être matériellement construites, mais une partie de la manipulation est empêchée : l’éloignement (dans l’espace ou dans le temps) de la collection de référence et de la collection à construire interdit une résolution pratique du problème, par appariement des objets de la nouvelle collection à ceux de la première. L’utilisation du nombre va devenir incontournable.

Le retour à l’appariement effectif des deux collections, une fois le problème résolu, permet aux élèves de valider par eux-mêmes la solution qu’ils auront proposée. Et la consigne ne donne pas d’indications sur l’utilisation du nombre, parce que c’est à cette condition que l’autonomie des élèves peut se construire ; ils doivent apprendre à discerner si l’utilisation des nombres est pertinente ou non.

Le deuxième problème social de référence est celui de la conservation de la mémoire d’une position : une collection d’objets étant rangée dans une file (série de référence), replacer un objet choisi dans une file identique mais vide, à la même place que dans la série de référence (celle-ci n’étant plus visible). Les enfants travaillent cette fois sur une situation fondamentale du nombre ordinal. C’est par exemple la situation du «train des lapins» : un lapin est posé dans un des wagons du train modèle (disons dans le dix-septième des vingt-cinq wagons). Après l’avoir observé, les élèves doivent se déplacer jusqu’à leur train personnel et placer un lapin dans le même wagon que celui du train modèle. Le recours aux nombres pour déterminer une position apparait ici comme une procédure particulièrement plus efficace que les tentatives pour mémoriser l’image du train modèle. Cette situation, avec des collections éloignées l’une de l’autre, demande à nouveau de dépasser la simple résolution pratique du problème qui consisterait à imiter le positionnement des objets dans le modèle s’il était proche et visible.

L’absence d’indications relatives à l’utilisation du nombre dans la consigne donnée conditionne toujours l’acquisition d’une autonomie des élèves face à ces problèmes.

Ranger, intercaler, encadrer

Dès l’école maternelle, les élèves peuvent commencer à découvrir le pouvoir d’anticipation donné par l’utilisation des nombres.

Cela se fait tout d’abord dans des situations mettant en jeu la comparaison de collections du point de vue de la quantité ; les élèves découvrent l’utilité des nombres pour comparer des collections, les ranger par effectifs croissants ou décroissants, intercaler une collection entre une collection d’effectif inférieur et une autre d’effectif supérieur, encadrer une collection entre deux collections, l’une comportant moins d’éléments et l’autre plus que la collection donnée. Ainsi ils peuvent jouer à la bataille à deux joueurs ou plus, dans un champ numérique qui évolue avec les connaissances des enfants, avec des cartes sur lesquelles on peut trouver représentées des collections organisées ou non, des nombres donnés par leur écriture en chiffres ou par des constellations.

Ensuite, sans introduire le symbolisme arithmétique, ils peuvent expérimenter dans un champ numérique restreint (nombres inférieurs à dix) l’efficacité des nombres pour prédire le résultat d’un ajout, d’un retrait ou d’un partage. Ce travail se poursuit au cycle 2 avec l’introduction des symboles d’opération qui serviront à rendre compte d’actions, sans avoir besoin de les effectuer.

Dans ces situations comme pour celles relatives aux deux premiers problèmes sociaux de référence, la manipulation effective des collections doit être limitée pour passer de la résolution pratique des problèmes à une résolution utilisant le nombre.

Utiliser la contrainte, éviter l’obstacle

Enseigner le nombre aux jeunes enfants, ce n’est pas seulement leur transmettre des connaissances sur les nombres, c’est aussi les rendre capables de résoudre les problèmes qui ont conduit à cette construction de l’esprit humain. Sans pour autant délaisser l’étude de l’objet nombre, c’est cet apprentissage qui est mis au centre. Les élèves devront y acquérir des techniques de résolution, mais aussi une attitude : discerner de façon autonome les situations nécessitant l’utilisation des nombres. Être compétent, alors, ce n’est pas seulement réaliser des performances sous la houlette d’un enseignant, c’est être capable de se passer progressivement de lui pour utiliser le nombre à bon escient.

Dans cette perspective, la manipulation n’est pas une recette magique: elle est indispensable pour permettre aux élèves de s’approprier et se représenter les problèmes. Elle joue en effet un rôle fondamental dans la validation par les élèves des solutions proposées. Mais le but est de la dépasser pour accéder au nombre qui est et restera un concept, une abstraction. Pour qu’elle soit un levier dans l’apprentissage, la manipulation devra être contrainte et, à un moment donné, empêchée ; sans cela, elle s’érigera en obstacle aux apprentissages, enfermant l’élève dans l’action, alors que l’objectif est de le conduire à penser cette action.

Pierre Eysseric
Formateur en mathématiques pour les professeurs des écoles, ESPÉ de l’académie d’Aix-Marseille

Mathématiques et littérature de jeunesse

 

Les albums de littérature de jeunesse sont souvent utilisés dans le cadre des apprentissages mathématiques à l’école maternelle, moins souvent à l’école élémentaire. Depuis une quinzaine d’années, des interventions en formation initiale ou continue de professeurs des écoles, ainsi qu’en formation de formateurs, ont permis de développer cette approche.
Celles-ci ont permis de construire une importante bibliographie thématique d’albums utilisables en mathématiques et de répertorier de nombreux travaux autour de la liaison mathématiques-littérature de jeunesse réalisés dans des classes ou dans le cadre de la formation, puis diffusés via un site internet: http://publimath.irem.univ-mrs.fr/.
On y trouve des notices pour plusieurs types d’ouvrages. Les plus nombreuses concernent des albums classiquement qualifiés d’albums à compter : ils présentent explicitement la suite des premiers nombres entiers dans l’ordre croissant ou décroissant, et dans un champ numérique dont l’amplitude est souvent dix, mais peut être inférieure ou supérieure selon les albums.
Mais on trouve aussi des notices d’albums sans intentions didactiques explicites relatives au nombre ; ce sont des albums construits sur une structure répétitive par accumulation ou par succession dans lesquels le nombre n’apparait pas explicitement, mais joue un rôle dans la compréhension : nombre cardinal lorsque la répétition conduit à une accumulation de personnages de plus en plus nombreux ; nombre ordinal lorsque la répétition se traduit par une série de rencontres successives.
Enfin, si la plupart des albums de littérature jeunesse n’ont aucune intention didactique relative aux mathématiques et ne font aucune référence explicite à des savoirs de cette discipline, certains savoirs mathématiques, en particulier dans le cadre de l’école maternelle, jouent un rôle important dans la compréhension de l’histoire comme des illustrations : représentation de l’espace, structuration des différents espaces d’un conte, repérage dans le temps, reconnaissance de formes, comparaison de grandeurs, etc.