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Les quatre opérations au CP, « le » manuel de Singapour et la réussite à l’école

Photo de Rémi Brissiaud

Photo de Rémi BrissiaudQuel lien entre l’annonce du ministre de l’Éducation nationale d’un retour de l’enseignement des quatre opérations mathématiques en CP et CE1 en France et la méthode dite « de Singapour » ? Pour répondre, le chercheur Rémi Brissiaud remonte à la période où Gilles de Robien était ministre de l’Éducation et Jean-Michel Blanquer son directeur de cabinet adjoint. Il montre finalement que la pédagogie du calcul en France ne peut pas être un copié-collé de celle de Singapour.

En cette rentrée scolaire 2017, les grands médias nationaux ont largement relayé le contenu d’une interview que Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, a accordée au journal l’Express et dans laquelle le ministre évoque le contenu des programmes scolaires en mathématiques. Par exemple, sur le site de BFM TV, on lit : « Le ministre de l’Éducation nationale souhaite que les quatre opérations mathématiques de base, addition, soustraction, multiplication et division, soient maîtrisées par les élèves dès le CP et le CE1. Jean-Michel Blanquer s’inspire là de la méthode dite « de Singapour ». »

Cet extrait est très représentatif parce que, de façon quasi-systématique, les médias ont associé l’idée d’enseigner la division au CP et au CE1 aux ouvrages d’une méthode élaborée à Singapour, faisant entrer celle-ci dans le débat national. Soulignons que l’usage des manuels correspondants fait consensus à Singapour et que cette cité-état est souvent classée au premier rang dans les comparaisons internationales. L’ouvrage original, rédigé en anglais, a été traduit en français une première fois en 2007 (1re édition) et une seconde fois en 2016 (2de édition).

On ne se livrera pas ici à une revue exhaustive du contenu de ces ouvrages. Dans un premier temps, nous rappellerons les circonstances de leur parution et, dans un second temps, nous reviendrons sur le slogan utilisé par l’éditeur qui les présente comme « le manuel utilisé par les meilleurs élèves en mathématiques ».

Une polémique lancée par Gilles de Robien

Restituons le contexte de la parution de la première traduction française de « la » méthode de Singapour. On était en 2007, c’est-à-dire en pleine polémique concernant l’enseignement des quatre opérations au CP. En effet, en 2006 déjà, alors que Gilles de Robien était ministre et Jean-Michel Blanquer son directeur de cabinet adjoint, l’idée d’enseigner les quatre opérations dès le CP était dans l’air. J’ai d’ailleurs à cette époque rédigé un très long article consacré à cette question1. Dans le cadre de la préparation des futurs programmes de 2008, l’enjeu était de répondre aux questions suivantes : qu’est-ce qu’enseigner la division à l’école et quelles sont les différentes étapes de cet enseignement ?

La plupart des enseignants et des chercheurs dans le domaine répondaient, et répondent toujours, qu’il faut procéder en deux temps. Dans un premier temps il convient de faire comprendre aux enfants les situations qui donnent du sens à la division en résolvant d’une part des problèmes de partage équitable (« quinze gâteaux partagés en trois parts égales : combien de gâteaux dans chaque part ? », autrement dit : trois fois combien font quinze ?) et, d’autre part, des problèmes où l’on cherche « un nombre de fois » (« on a quinze gâteaux, on dispose d’assiettes et l’on met trois gâteaux par assiettes : combien d’assiettes faut-il ? », autrement dit : en quinze combien de fois trois ?). Quand la taille des nombres est limitée et quand l’élève dispose de matériel (ou s’il peut dessiner), il n’est évidemment pas nécessaire qu’il ait étudié la division pour résoudre de tels problèmes. Par ailleurs, durant cette première phase du travail, ces problèmes sont résolus sans que l’enseignant fasse le lien entre les deux types de situations.

C’est seulement dans un second temps que ce lien est fait, au moment où l’enseignant définit explicitement la division. Alors que les deux types de problèmes énoncés précédemment sont à priori très différents, il fait alors découvrir qu’ils peuvent être résolus de la même manière, en utilisant la même opération : la division.
L’enseignant explique aux élèves que l’écriture « a : b ? » se lit « a divisé par b » et que cette opération, contrairement à l’addition, la soustraction et la multiplication, conduit à chercher deux nombres : le quotient et le reste (le résultat s’écrit : « q=… » et « r=… »). Pour faciliter l’obtention du quotient et du reste ainsi que la résolution des problèmes de division, l’enseignant fait souvent reformuler l’écriture « a : b ? » sous la forme : « a partagé en b » ou encore « en a, combien de fois b ? ». Cette reformulation relie entre eux les deux types d’usage de la division.

Contrairement à ce qu’espéraient Gilles de Robien et, vraisemblablement, Jean-Michel Blanquer, les programmes de 2008 ont tranché de la manière suivante : le premier temps se déroulera durant tout le CP et le CE1 et le second temps (l’introduction du formalisme de la division) n’interviendra qu’en CE2. Ce fut une décision très raisonnable. Comparons en effet les deux formulations : « trois fois combien font quinze ? » et « En quinze, combien de fois trois ? ». Dans la première, trois désigne un « nombre de fois » et l’autre facteur du produit est l’inconnue. Dans la seconde, le « nombre de fois » est l’inconnue et trois est le facteur connu.

Comprendre que ces deux types de problèmes peuvent être résolus de la même manière revient donc à s’approprier le fait que « trois fois l’inconnue = l’inconnue fois trois », c’est-à-dire la commutativité de la « multiplication par une inconnue ». Or, on sait qu’actuellement, à l’entrée au CE2, de nombreux élèves ne se sont pas encore approprié la commutativité de la multiplication toute simple (a fois b est égal à b fois a)2. Les résultats scientifiques disponibles aujourd’hui appuient donc la décision de 2008.

La version française de la méthode de Singapour n’est pas neutre

La personnalité qui a préfacé la première édition française de la méthode de Singapour, le grand mathématicien Laurent Lafforgue, était très engagée dans le mouvement d’opinion qui promouvait le retour à l’enseignement des quatre opérations dès le CP. Il faut le dire : ce n’était pas, à l’époque, la personnalité dont l’argumentation était la plus raffinée. C’est ainsi que, nommé au Haut conseil pour l’éducation par Jacques Chirac, il avait dû en démissionner presque aussitôt, pour avoir accusé les « experts de l’Éducation nationale » (y compris les inspecteurs généraux !) d’attenter à la diffusion du savoir à l’école en les comparant ni plus ni moins aux khmers rouges qui avaient commis des massacres génocidaires dans leur pays3.

Dans la première édition française pour le CP, on n’est donc pas étonné de voir apparaitre les deux types de problèmes classiquement étudiés avec les consignes suivantes : d’une part, « Divisez quinze pommes en trois groupes égaux » et, d’autre part, « Divisez quinze pommes par groupes de trois », une formulation à la syntaxe problématique. Et les traducteurs insistent sur le fait qu’il faut utiliser le mot « divisez » avec les élèves ! En revanche, on est étonné, lorsqu’on se reporte à la version originale de l’ouvrage4, celle qui est en anglais, d’y voir que le langage utilisé n’a, lui, rien de mathématique. Les enfants sont invités dans une première leçon à partager équitablement six gâteaux entre trois enfants, vingt bonbons entre quatre assiettes, etc. Dans une deuxième leçon, ils disposent de douze œufs, d’une grande quantité de bols et ils doivent en mettre quatre par bol. On les interroge sur le nombre de bols nécessaires. De même avec des chats qu’il faut mettre par trois sur des canapés, etc.

À aucun moment dans les consignes de l’ouvrage original, le mot division ou le verbe diviser n’apparaissent. On notera qu’au final, la description de ce qui est fait à Singapour au CP conduit à penser que ce n’est pas très différent de ce qui est généralement fait en France. Comment expliquer une telle distorsion entre le texte original et la traduction ?

Pour les propagandistes de l’enseignement des quatre opérations dès le CP, dans le contexte de la polémique de l’époque, il fallait absolument que le mot « division » ou le verbe « diviser » soient présents dès le CP dans les consignes destinées aux élèves. Sinon, il serait apparu que, dans sa version originale, l’ouvrage ne fait que préparer les élèves à un futur enseignement de la division et il n’aurait pas été possible d’affirmer que dans le manuel utilisé par les meilleurs élèves du monde, la division est enseignée dès le CP.

Aujourd’hui, à l’initiative de Jean-Michel Blanquer, la polémique resurgit. Entre temps, une nouvelle édition de l’ouvrage est parue, dirigée par une consultante internationale, Monica Neagoy, que les Cahiers pédagogiques ont d’ailleurs récemment interviewée5. Qu’en est-il des situations de partage et de groupement dans cette nouvelle édition ? La même distorsion se retrouve entre le manuel original et sa traduction française.

On notera au passage qu’il convient de se méfier de l’expression « « la » méthode de Singapour » parce qu’il faut, pour chaque édition nationale, recenser les différences entre celle-ci et l’édition originale. Parfois, il s’agit d’une simple adaptation culturelle, d’autres fois, ces différences révèlent l’engagement des traducteurs dans tel ou tel débat pédagogique.

Le « manuel utilisé par les meilleurs élèves du monde » ?

Que penser de cet argument ? L’espoir de l’éditeur est vraisemblablement que les enseignants et les parents en tirent la conclusion que si leurs élèves ou leurs enfants se mettaient à l’utiliser, ils feraient à leur tour partie des meilleurs élèves du monde. Il faut dénoncer un tel argument en rappelant trois caractéristiques de l’enseignement des mathématiques à Singapour.

  • Des élèves français moins mûrs

À niveau équivalent, celui du CP (Primary 1 à Singapour) par exemple, les élèves français utilisent leur manuel ou leur fichier de mathématiques alors qu’ils sont plus jeunes. En effet, à Singapour, l’année scolaire commence en janvier et un enfant rentre au CP à 6 ans révolus. Prenons le cas d’un élève dont l’anniversaire des 6 ans se situe fin décembre : le jour de son anniversaire, en France, il a déjà presque 4 mois de CP derrière lui ; à Singapour, il s’apprête à rentrer au CP.

Rappelons qu’en France, les élèves nés en octobre, novembre et décembre sont beaucoup plus fréquemment en échec que les autres du fait d’un manque fréquent de maturité. Dans une étude menée en 2010, Julien Grenet estime qu’en France, à onze ans, 33 % des élèves nés en décembre ont redoublé, contre 18 % de ceux nés en janvier6. On est presque dans un rapport deux ! À l’entrée au CP, les élèves singapouriens et français, en moyenne, n’ont pas la même maturité. Peut-on raisonnablement considérer que le même outil de travail donnera les mêmes résultats ?

  • Un avantage culturel important

À Singapour, les élèves sont systématiquement bilingues ; l’enseignement se fait en anglais mais près de la moitié des enfants parlent le mandarin ou un dialecte chinois à la maison. Et ceux qui parlent anglais à la maison choisissent le plus fréquemment le mandarin comme seconde langue à l’école. Or, en mandarin, les nombres se disent un, deux, trois… huit, neuf, dix, puis : dix-un, dix-deux, dix-trois… dix-neuf, deux-dix, puis : deux-dix-un, deux-dix-deux, deux-dix-trois… deux-dix-neuf, trois-dix, puis : trois-dix-un… Quand on compte de dix en dix en chinois, on dit successivement : un-dix, deux-dix, trois-dix, quatre-dix, etc. On compte de dix en dix en explicitant combien chaque nombre contient de dizaines.

Ainsi, les décompositions en dizaines et unités, celles qui fondent l’écriture des nombres à plusieurs chiffres, sont explicites dans cette langue et toutes les études scientifiques montrent que cela facilite considérablement la compréhension de cette écriture et, donc, le calcul avec ces nombres.

L’adaptation française de la méthode de Singapour tient-elle compte de cet avantage culturel important ? Absolument pas. Ainsi, au CE1, dès la quatrième leçon de l’année, en septembre donc, les enfants découvrent à l’école les nombres jusqu’à 1000. Rappelons qu’en France, le programme recommande : « Au CE1, un temps conséquent est consacré à la reprise de l’étude des nombres jusqu’à 100, notamment pour leur désignation orale et pour les stratégies de calcul mental ou écrit. Parallèlement, l’étude de la numération décimale écrite (centaine, dizaines, unités simples) est étendue par paliers, jusqu’à 200, puis 600 et éventuellement 1000). » Rappelons également qu’à ce niveau de scolarité, en Finlande et en Norvège, seuls les 100 premiers nombres sont étudiés ; en Allemagne, les 200 premiers nombres seulement. Dans un pays où les nombres se disent de manière irrégulière comme la France, il est impossible de tabler sur une authentique compréhension de l’écriture des nombres jusqu’à 1000 au CE1 après quelques jours de classe seulement.

  • L’école primaire à Singapour : une suite de classes préparatoires

À Singapour, enfin, les écoles primaires sont classées par niveaux, les mieux classées étant celles dont les élèves obtiennent les meilleures notes à l’examen de fin de primaire, appelé PSLE (Primary School Leaving Examination). Le choix de l’école primaire est très important car les enfants issus des meilleures écoles primaires iront dans les meilleurs collèges. Ainsi, dès le mois d’août précédant l’entrée à l’école primaire (quatre mois avant), la famille doit déposer des dossiers d’inscription en espérant que son enfant sera accepté dans telle ou telle école. L’inscription dans les écoles primaires se fait donc sur le modèle de l’inscription dans nos classes préparatoires post-bac. En fait, les différentes classes de l’école primaire sont déjà des classes préparatoires puisque les évaluations et les orientations commencent en Primary 4 (dix ans dans l’année civile) pour, finalement, que ce soit le PSLE, à la fin de Primary 6 (douze ans dans l’année), qui décide de l’avenir de l’élève…

Une traduction orientée, un slogan trompeur et une réussite peu assurée

En résumé, ce n’est pas un hasard si Jean-Michel Blanquer relie l’enseignement des quatre opérations dès le CP ou le CE1 à la pédagogie adoptée à Singapour. Le projet ministériel y trouve un alibi taillé sur mesure qui a en outre le mérite de lui donner une teinte de pragmatisme puisque « la » méthode existe déjà et est utilisée ailleurs avec succès.

C’était déjà le cas en 2006-2007 quand Gilles de Robien a lancé la polémique et quand l’éditeur La librairie des écoles a tenté de conforter sa proposition en publiant « la » méthode de Singapour dans une traduction qui appuie la prise de position du ministre (et de son entourage de l’époque).

Or, en France, les élèves sont en moyenne plus jeunes qu’à Singapour quand ils commencent à étudier avec un manuel de mathématiques et ils ne bénéficient pas de l’avantage culturel considérable que constitue le bilinguisme, surtout quand l’une des langues exprime les nombres à plusieurs chiffres de façon régulière. De plus, et fort heureusement, les écoliers français ne sont pas plongés dans un système hyper compétitif qui, s’il conduit à de bonnes performances, n’est certainement pas, en termes éducatifs, celui que l’on peut souhaiter pour nos enfants. Comment peut-on laisser croire que l’usage du « même » manuel qu’à Singapour conduirait en France à des performances similaires ? Un tel copié-collé d’une méthode présentée comme « la meilleure » sans réelle étude comparative sérieuse est-il souhaitable pour la réussite des écoliers français ?

Rémi Brissiaud
Maitre de conférences honoraire de psychologie cognitive,
chercheur associé au Laboratoire Paragraphe, EA 349 (université Paris 8),
directeur de la collection « J’apprends les maths » chez Retz

À lire également sur notre site :

L’enseignement du comptage en débat, par Rémi Brissiaud


Notes
  1. Rémi Brissiaud, Calcul et résolution de problèmes arithmétiques : il n’y a pas de paradis pédagogique perdu, 1986
  2. Rémi Brissiaud et Emmanuel Sander, « Arithmetic word problem solving : a Situation Strategy First Framework », Developmental Science, 2010, 13(1), pages 92-107.
  3. Cet incident est rapporté par Laurent Lafforgue lui-même sur son blog personnel
  4. Primary Mathematics 1A and 1B Textbooks, publié par Marshall Cavendish International (Singapour), l’édition consultée est celle de 2007.
  5. La « méthode de Singapour » à l’école primaire. Entretien avec Monica Neagoy
  6. Julien Grenet, « La date de naissance influence-t-elle les trajectoires scolaires et professionnelles ? Une évaluation sur les données françaises », Revue économique 2010/3 (Vol. 61), p. 589-598.