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L’espace des sons

« Silence ! » demande-t-on à nos élèves dans nos classes. Mais le silence n’existe pas. Le silence, c’est la mort. Où que nous soyons, chez nous, dehors, seuls, en société, dans le désert, en ville, partout les sons nous atteignent et nous transpercent, qu’ils soient reconnus agréables ou nuisants. Ainsi, ne serait-il pas profitable d’apprendre à nos élèves à écouter ces sons ? De les amener à saisir qu’ils sont partie intégrante de l’espace et qu’il est possible de les comprendre, de leur donner un sens, une signification ? Et dès lors, ces sons ne pourraient-ils pas se montrer de véritables indices sur le monde qui nous entoure, sur la façon dont les hommes pratiquent leurs espaces ? Ne pourraient-ils finalement pas ainsi devenir un nouvel outil de la géographie à l’école primaire permettant aux élèves, par une approche sensible, de se questionner et de comprendre le monde et la société dans lesquels ils évoluent ?

C’est pour tenter de répondre à ces questions qu’un travail a été mené avec une classe de CE1-CE2 de vingt-quatre élèves, assez bruyants il faut l’avouer, mais très investis dans le projet, pendant plusieurs périodes de l’année scolaire 2017-2018.

Des objets sources

Dans un premier temps, il était nécessaire d’évaluer leurs compétences d’écoute initiales. Savaient-ils écouter un son ? Comment le référençaient-ils, c’est-à-dire comment lui attribuaient-ils un objet source à l’origine du son produit ? Pour cela, les élèves ont écouté neuf enregistrements de sons issus de leur vie quotidienne (une voiture qui démarre, une porte qui claque, des bruits de pas, etc.), avec pour consigne de représenter ce qu’ils entendaient et de justifier leurs propositions. Très peu d’erreurs de référencement ont été commises.

Les élèves ont pris un grand plaisir à réaliser cette tâche et ont montré qu’ils savaient ne pas faire de bruit et se concentrer sur un message oral. Les justifications apportées à leur référencement montrent bien qu’ils ne s’appuyaient alors que sur leur vécu.
Pour la porte qui claque : « Peut-être que les petits grincements au début, c’est la porte qui grince parce que des fois les portes elles font “gniiiii” » ? », dit M.
Pour les bruits de pas : « Moi par exemple, ma mère quand elle marche avec ses talons ça fait “beum, beum, beum” », dit L.

Des trompe-oreilles

Les élèves recherchaient ainsi dans leur mémoire où ils avaient pu entendre le même son ou un son très similaire, en réduisant ainsi le champ des significations possibles. Alors, il a fallu montrer à ces élèves que cette façon de procéder ne pouvait pas suffire. Pour cela, ils ont été dupés grâce à un stratagème machiavélique : le recours à des « trompe-oreilles ». La même tâche leur a été proposée mais cette fois-ci, les sons enregistrés avaient été choisis parce qu’ils suggéraient un objet source bien différent de la réalité. Et le stratagème a fonctionné. Les élèves ont pris le son d’un disque vinyle rayé pour le crépitement d’un feu, le jeu saturé sur un violon pour une porte qui grince et le jet d’eau d’un pommeau de douche sur un rideau de bain pour une locomotive à vapeur. Quels ne furent pas leur amusement et leur surprise à la projection des vidéos montrant la réalisation de ces « trompe-oreilles » ! Il a donc été convenu qu’il fallait trouver un moyen de ne plus se faire « avoir ».

Feu

Porte

Train

Les élèves ont alors naturellement cherché dans les sons en eux-mêmes les indices d’un référencement plus juste. Ils se sont alors lancés dans un réel travail de recherche acoustique et ont construit par eux-mêmes non seulement des connaissances sur le son, mais également de nouvelles compétences d’écoute. Ils ont ainsi mis en évidence les quatre paramètres du son : la hauteur, le timbre, la durée et l’intensité avec, entre autres, des arguments tels que : « Une vraie porte, c’est plus aigu et celle-là est plus grave », « c’est métallique, ça accroche [en parlant du violon] », « un marteau ça fait un son plus fort [le marteau étant évoqué pour le disque vinyle] ». Au cours de cette phase préliminaire, les élèves ont enrichi leurs connaissances sur le son et ont pu développer leurs compétences d’écoute, construisant ainsi les outils indispensables à l’écoute de la pluralité des sons d’un espace.

Une cinquième dimension

Pour que les sons présents dans un espace puissent devenir indices, sources de questionnement, il était impératif que les élèves prennent conscience de leur multitude au sein d’un espace, et qu’ils saisissent qu’en plus de lui appartenir, ils en forment une dimension à part entière. En effet, les représentations de l’espace par les élèves sont appuyées en grande partie sur ce qu’ils y perçoivent visuellement. Il s’agissait alors de les amener à comprendre que l’espace ne se réduit pas à ce que l’on y voit et à en enrichir ainsi leurs perceptions et leurs représentations. L’objectif de la phase suivante du travail mené en classe fut donc d’amener les élèves à produire un nouveau type de représentation de l’espace, appuyé uniquement sur ce que l’on y perçoit avec les oreilles.

Un enregistrement fut réalisé autour de l’école au moment de la récréation des élèves. L’école, située en zone proche du centre, se trouve sur un coteau arboré, proche d’un axe routier très fréquenté qui rejoint le centre-ville. Trois éléments essentiels étaient présents sur l’enregistrement : le bruit de la circulation, des oiseaux et les enfants en récréation. Dans un premier temps, les élèves ont assez facilement repéré ces trois éléments et les ont caractérisés en hauteur, durée et intensité. Ils ont, par là même, montré par ce transfert que les compétences et connaissances travaillées en phase précédente étaient acquises.

À chacun sa partition

Ils ont assez rapidement reconnu où avait été effectué l’enregistrement, c’est-à-dire près de leur école. Ils ont dû produire un dessin de ce que l’on « entendait » dans cet espace, et non de ce que l’on « voyait », en précisant bien qu’il fallait que les caractéristiques des sons entendus soient visibles sur le dessin. La grande capacité d’abstraction que requiert ce travail peut rendre l’exercice difficile. Dans une très grande majorité, les premiers jets ne répondaient pas à la consigne. Si les différents éléments sonores étaient bien représentés, ils prenaient place dans une sorte de plan, sans que leurs caractéristiques sonores n’apparaissent, comme en témoigne pour exemple cette production de deux élèves de CE2.

Première production d'Inès et Maëva

Première production d’Inès et Maëva


Première production d’Inès et Maëva

Les propositions de productions ont été alors discutées en groupe classe au regard de la consigne qui avait été donnée. Et c’est bien en s’appuyant sur leurs propres erreurs (éléments organisés comme ils se situent visuellement et non auditivement, manque de prise en compte et de représentation des caractéristiques sonores, etc.) que les élèves ont repris leurs productions pour, cette fois, faire des propositions répondant parfaitement à la consigne. Les représentations proposées peuvent être classées en trois catégories :
– plusieurs élèves de CE1 ont proposé une représentation sous forme d’un tableau de classification à triple entrée ;

Tableau à triple entrée de Romane et Oscar

Tableau à triple entrée de Romane et Oscar


Tableau à triple entrée de Romane et Oscar

– les élèves de CE2 dont la première production est présentée en figure 1 ont proposé une carte mentale ;

Carte mentale d'Inès et Maëva

Carte mentale d’Inès et Maëva


Carte mentale d’Inès et Maëva

– la majorité des élèves a proposé une représentation sous forme de partition musicale.

Partition musicale d'Elsa et Norah

Partition musicale d’Elsa et Norah


Partition musicale d’Elsa et Norah

La hauteur de la feuille, positionnée horizontalement, leur a servi d’axe de temps et la largeur d’axe de hauteur.

Voici les explications que ces élèves ont données pour justifier leur représentation : « Là, on a fait des grands enfants parce qu’on les entendait beaucoup au début et à la fin. Et là, on a fait des petits bonshommes au milieu parce qu’on les entendait moins. On a fait la route en bas parce qu’elle était plus grave. Et une petite voiture parce qu’on l’entendait pas beaucoup et une grande voiture parce qu’on l’entendait fort. On a mis les oiseaux en haut pour que ce soit plus aigu et comme c’est pas continu, ben on les a pas tous collés. Parce qu’on les entend pas tous d’un coup ! »

La grapho-acousmatique

Si les représentations proposées par les élèves sont de natures très différentes, elles ont en commun de faire apparaitre à l’écrit des éléments sonores présents dans l’espace considéré, de façon acousmatisée, c’est-à-dire en mettant en avant leurs caractéristiques sonores respectives. Il leur a donc été attribué le terme de « représentations grapho-acousmatiques ». Les premiers jets, assimilables à des plans, et les représentations grapho-acousmatiques proposées en deuxième jet montrent que les élèves, faisant preuve d’une importante capacité d’abstraction, ont construit une nouvelle forme de représentation possible de ce même espace, en s’appuyant non plus sur sa dimension visuelle, mais uniquement sur sa dimension sonore.

Enfin, les élèves ont compris qu’un enregistrement réalisé au même endroit mais hors temps de récréation conduirait à une représentation grapho-acousmatique différente, et ils ont réalisé qu’ils étaient eux-mêmes l’objet source du bruit des enfants en récréation, puisque l’enregistrement avait été effectué près de leur école. Par ce nouveau type de représentation, ils ont donc pu saisir qu’ils évoluaient dans un espace duquel ils étaient à la fois auditeur et compositeur, agissant sur celui-ci et le modifiant en fonction de la façon de l’occuper.

Si la géographie, c’est-à-dire l’étude des espaces des sociétés, s’appuie en grande partie sur une perception visuelle des espaces, l’étude de sa dimension sonore et des représentations grapho-acousmatiques qui en découlent pourrait alors se présenter comme un nouvel outil de questionnement de l’espace qui apporte une autre perception à la géographie, celle des sons qui y sont produits par les individus. Selon Jacques Lévy, la géographie est « la science qui a pour objet l’espace des sociétés, la dimension spatiale du social »[[Jacques Lévy et Michel Lussault, Dictionnaire de la géographie, Belin, 2003.]] En amenant les élèves à comprendre comment les individus occupent des espaces en s’appuyant sur les sons qu’ils y produisent, l’étude de la dimension sonore des espaces pourrait alors devenir un des moyens de questionnement de la dimension spatiale du social, enrichissant les possibilités d’approche et les sources de questionnement.

Mariane Le Pennec
Professeure des écoles en Indre-et-Loire