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Entretien avec Patrick Savidan

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Patrick Savidan est maître de conférences en philosophie à l’Université de Paris-Sorbonne, et rédacteur en chef de la revue Raison publique. Il a publié en 2007 Repenser l’égalité des chances (Grasset) où il propose une relecture de cette notion. Il est aussi président de l’Observatoire des inégalités , une association dont le site web rassemble de nombreuses analyses sur cette question.
Des petits problèmes de santé l’ont empêché de participer comme cela était prévu initialement à la table ronde de notre colloque. Parce que nous pensons que sa pensée est utile et pour poursuivre la réflexion avec nous, il a accepté bien volontiers de répondre à nos questions.


Une bonne partie de votre réflexion repose sur l’idée qu’il est possible et nécessaire d’envisager une “refondation” du principe d’égalité des chances. Pourquoi cette notion est-elle aujourd’hui critiquable ? Y a-t-il un mésusage de l’égalité des chances ?

Sur le plan de la justice sociale, il est assez facile de comprendre tout d’abord les raisons pour lesquelles les sociétés démocratiques et fortement développées en sont venues à défendre le principe d’égalité des chances. C’est un idéal très séduisant parce qu’il offre une grille générale d’interprétation de ce que sont la justice et l’injustice sociales dans une société démocratique. Il paraît en mesure d’offrir une articulation convaincante de la liberté et de l’égalisation, tout en tenant un discours de responsabilité et d’autonomie individuelles qui répond pour une part essentielle aux attentes de ces individus. Le problème malheureusement c’est que ce principe est tenu en échec par la réalité. Cet échec, il est très facile de le documenter. L’Observatoire des inégalités, avec d’autres, s’y emploie d’ailleurs. Nous nous trouvons donc dans une situation délicate, avec un principe de justice sociale qui correspond aux aspirations individuelles et qui ne parvient cependant pas à s’inscrire dans la réalité des trajectoires et des rapports sociaux. Il alimente de ce fait des niveaux de frustration importants qu’expriment notamment en partie les émeutes qui se produisent de manière récurrente dans des quartiers en difficulté. Mon sentiment, c’est que cette contradiction tient à la manière excessivement individualiste que nous avons de penser l’égalité des chances. Nous ne résoudrons pas les problèmes de justice sociale que nous connaissons en nous contentant de perfectionner les mécanismes de la concurrence entre les individus, et nous ne les résoudrons pas non plus en rejetant purement et simplement ce principe d’égalité des chances en expliquant que ce serait un discours de classe destiné à tromper les masses.

Vous écrivez qu’il faut refonder l’égalité des chances pour en faire un ”principe soutenable de justice sociale”. Que voulez vous dire ?

Une égalité des chances soutenable, c’est, pour moi, une égalité des chances qui ne sape pas les bases sociales sur lesquels elle s’appuie, mais garantit au contraire les conditions de sa propre reproduction ; c’est une égalité qui ne produit pas, en d’autres termes, des rapports sociaux qui rendent impossibles les niveaux de redistribution que requiert l’égalité des chances. Cela signifie qu’il est essentiel de reposer fortement la question de l’efficacité des services publics et de la fiscalité. La solution ne passera pas par une radicalisation des valeurs de l’individualisme le plus exacerbé. Il convient au contraire de rendre consistante la représentation d’une voie possible entre individualisme et collectivisme. C’est ce à quoi s’était notamment attaché le courant républicain solidariste, en France, au tournant du XIXe et du XXe siècle. Dans cette tradition, on trouve des intuitions qui m’apparaissent fécondes. Mais il va sans dire que les solutions envisagées alors correspondaient à une époque qui n’est plus la nôtre. Il est très important de produire les dispositifs de ces intuitions et de ces principes de base en tenant compte des caractéristiques de l’organisation économique présente et des contraintes liées à la préservation de l’environnement.

L’école française est fortement marquée par la méritocratie et l’idée que l’on doit être récompensé selon son mérite. Comment sortir de cette logique selon vous ? Notamment dans le cadre de l’école ?

Nous sommes un des pays où la valeur du mérite comme critère légitime de différenciation entre les individus est affirmée très fortement et nous avons aussi l’un des systèmes éducatifs où le poids des déterminants sociaux de la réussite scolaire est le plus important. A nous de faire face, enfin, à cette terrible contradiction. Il ne s’agit pas de dire que la notion de mérite n’a aucune pertinence sociale, ni aucune valeur psychologique, mais de s’intéresser à des dispositifs qui n’ont pas pour effet de figer très tôt et de manière très profonde les hiérarchies entre individus. Il n’est ainsi pas du tout évident que l’on ait intérêt à encourager les formes de concurrence auxquelles incitent les systèmes d’évaluation et de sélection que nous privilégions. De même, dans un contexte social tel que le nôtre, qui voit l’école ne pas être en mesure de réduire les effets des inégalités sociales, il pourrait être intéressant de ne pas accorder une telle importance au diplôme et d’accorder une importance plus grande à l’expérience acquises par les individus et aux profils généraux qui sont les leurs.

En France, comme dans d’autres pays, les politiques d’égalité des chances se sont traduites par mesures de discrimination positive (ZEP,…). Quelle analyse et quel bilan faites vous de ces mesures ?

Pour être tout à fait honnête, mon sentiment est que nous serions bien en peine de faire une évaluation précise des avantages directement imputables à ces politiques préférentielles. Cela ne signifie pas que je les trouve vaines. Dans un contexte où les problèmes procèdent de causes très enracinées, je trouve sage de multiplier les modes d’interventions. En l’occurrence, les politiques volontaristes du type de celles que vous évoquez me paraissent intéressantes dans leur principe. Il faudrait simplement s’attacher qu’elles ne correspondent à des formes de replâtrage à la marge d’un système qui, fondamentalement, reste injuste. De ce point de vue, on peut considérer que l’effort (notamment budgétaire) consenti pour la mise en place et le fonctionnement des zones d’éducation prioritaire n’était pas suffisant. En même temps, il faut être attentif aux problèmes de critères que posent ces politiques. On sait qu’un débat s’est ouvert et est loin d’être clos sur la question de savoir sur l’axe de référence de ces politiques doivent être le territoire ou les individus. Dans un contexte tendanciellement très individualistes et individualisants, j’aurais tendance pour ma part à souligner les avantages que l’on peut escompter de réformes plus globales et structurelles. En fait, je trouve que ces politiques ne traitent jamais qu’une dimension du problème. Elles veulent contribuer à l’intégration des individus, sans poser le problème du caractère juste ou injuste du contexte social et économique dans lequel elles visent à les intégrer.

Quel slogan proposeriez vous pour refonder l’idéal républicain de l’école ?

Je crois que nous devons précisément sortir des logiques de slogans. Ce dont nous avons surtout besoin c’est d’un diagnostic partagé, pour pouvoir travailler ensuite à élaborer ensuite un consensus minimal sur les attentes que nous pouvons et devons avoir à l’égard de notre système scolaire et sur les moyens qu’il s’agit d’y consacrer.


Action financée par la Région Île-de-France
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