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Dessiner la déforestation

Lorsque Maria-Paz, auteure de bandes dessinées[[Maria-Paz Matthey, Contes et rock’n roll, Ankama éditions, 2016.]] arrive dans ma classe de 4e dans le cadre d’une action académique[[Action Aborder l’EMI et l’EDD par le dessin de presse et le dessin humoristique, académie de Bordeaux, édition 2018-19.]], c’est volontairement qu’il n’y a pas eu de travail notionnel spécifique pour préparer la réflexion. Je ne souhaitais pas influer sur les contenus. Maria-Paz présente simplement quelques données sur la déforestation dans le monde, ainsi que des causes, afin d’éclairer sa consigne : « Dessinez la dégradation d’une forêt afin de dénoncer une des causes de la déforestation. » Le dessin est individuel et doit exprimer un message communicable.

Les élèves ont le choix entre deux supports, qui imposent des contraintes graphiques et narratives : une page de bande dessinée (l’élève représentera dans un récit l’intervention progressive de l’élément extérieur qui cause la déforestation) ; une illustration (l’élève représentera la déforestation et sa cause simultanément).
Les étapes graphiques à respecter sont expliquées : « Commencer par un crayonné, avant de procéder à l’encrage, puis à la colorisation. Tout est effectué à la main. »

Investir l’espace de la page

Si le caractère artistique de la pratique m’invite à parler d’« ateliers », je précise que le travail s’est déroulé en classe entière, pendant deux heures, et la semaine suivante en demi-groupes, avec une heure pour chacun. Malgré cette durée limitée, Maria-Paz a pu discuter les choix graphiques de tous et rassurer les plus fragiles sur leurs difficultés techniques en les aidant à les résoudre. La réflexion sur l’espace graphique est très nourrie : il est question de points de vue, de perspective, de proportions, de lignes, de logiques narratives. Pendant tout le travail, Maria-Paz et moi nous déplaçons au gré des sollicitations.

Mon apport est centré sur les connaissances associées aux réflexions individuelles et collectives. Les élèves commencent naturellement par interroger leurs représentations de la forêt. Nous échangeons sur ce qui compose la forêt, ce qui la distingue des autres « formes de nature », les parcs par exemple. On rappelle la multitude des forêts possibles en faisant des mises au point sur les climats. La forêt des Landes est celle que mes élèves connaissent le mieux, mais nous évoquons aussi les zones froides, les milieux tropicaux, la jungle, etc. Le champ des possibles géographiques permet de poursuivre le questionnement individuel : ma forêt sera-t-elle une forêt imaginaire ? Une forêt habitée ?

Quand les élèves dessinent, ils sont concentrés et discutent aussi, l’un n’exclut pas l’autre. Je constate beaucoup d’échanges entre eux sur la pertinence de leurs choix ; ils cherchent une validation par leurs pairs. L’entraide est présente, on sent les élèves stimulés positivement par l’activité proposée, même chez ceux qui hésitent sur les contenus ou sont freinés par un graphisme qu’ils jugent maladroit. Certains dessins expriment clairement des émotions, par la poésie ou l’humour. Un langage évocateur et symbolique se retrouve dans plusieurs productions : le passage du temps qui accompagne la destruction de la végétation, l’adieu à la nature avec un envol d’oiseaux.

Il n’y a pas eu d’incompréhension face au projet, aux consignes, mais plusieurs élèves ont rencontré des difficultés pour aller graphiquement au bout de leur pensée. Pour quelques-uns, la principale contrainte réside dans l’obligation de rendre un dessin véritablement abouti. Le temps de la création artistique n’est pas celui de la performance scolaire et il est parfois difficile d’accepter de revenir plusieurs fois sur son travail, pour des retouches qui semblent infimes, mais apparaissent considérables au moment de la finalisation du dessin.

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La forêt et la ville

La mise en commun en classe entière autour des dessins permet de dégager et de discuter les contenus : les causes et les effets de la déforestation (sans exhaustivité), la croissance urbaine, ses formes et ses conséquences spatiales, les menaces qui pèsent sur l’environnement et la nécessité de réfléchir aux enjeux d’un développement durable de ces territoires.

Dans les dessins, je constate que ce sont les considérations sur la pollution et l’économie qui véhiculent le plus de discours simplistes et moralisateurs (l’âge des élèves étant bien entendu à considérer face à la complexité de ces enjeux). Je peux faire remarquer aux élèves qu’il y a une très forte opposition entre l’homme et la nature dans leurs dessins (et donc dans leurs représentations de ce rapport). Maria-Paz leur avait présenté des esquisses d’une bande dessinée en cours de préparation, dans laquelle la forêt était un espace unique et sacré, mais habité et ardemment défendu par ses habitants. Or dans les dessins des élèves, la forêt est davantage le refuge de la vie animale, c’est une réserve de biodiversité non habitée par l’homme. Elle est parfois une toile de fond, un paysage esthétisé. Ses limites sont celles imposées par le bâti des constructions humaines. On voit que la forêt est exclue de la conception qu’ont ces élèves de 4e de la notion d’« habiter », étudiée en géographie depuis le début du cycle 3.

Ces considérations m’ont amenée à analyser plus avant la représentation de la ville dans ce lot de trente dessins. Je me suis appuyée sur le travail mené par Christophe Meunier, lorsqu’il montre la « récurrence des formes graphiques de la ville » dans les albums jeunesse de Peter Sis[[Christophe Meunier, Les géographismes de Peter Sis, Découvrir, explorer, rêver des espaces, L’Harmattan, 2015.]]. Les dessins des élèves révèlent la primauté d’une urbanité dévoreuse, invasive, verticale. Il y a peu de diversité dans les formes du bâti. Rectilignes aussi, les axes de communication organisent l’espace. Les courbes sont associées à la végétation ou au terrain. En discutant avec les élèves, nous dégageons ensemble ce qui fait le lien avec leur espace proche. Le collège est situé dans une zone périurbaine, qui connait aux abords de Bordeaux une urbanisation galopante depuis le périphérique, sous forme de vastes quartiers de résidences collectives. La question des limites entre la ville et la campagne est d’ailleurs souvent posée par mes élèves en cours de géographie. Le contraste des couleurs sur les dessins pour signifier cette limite (le vert de la forêt, le gris du bâti) est parfois saisissant.

Un plaisir partagé

Ce travail a été évalué par compétences selon trois axes : les qualités graphiques ; la transmission d’un message clair, en s’exprimant et en communiquant sur un sujet d’actualité ; le respect des étapes, la structuration de la démarche personnelle dans le temps.

L’enthousiasme généré par la pratique du dessin et l’émulation autour de la rencontre avec l’artiste ont permis une situation d’apprentissage engageante pour tous, malgré quelques blocages individuels. Quelques élèves ont prolongé la dimension artistique en écrivant des poèmes pour raconter certains dessins choisis. De mon côté, pendant les ateliers, je n’ai pas caché mon plaisir de voir les élèves convier leur imaginaire pour penser l’espace et se l’approprier en dessinant sur une feuille destinée à cet effet et pas dans la marge[[Sur ce thème, Boris Eizykman, Dessiner dans la marge, L’Harmattan, 2004.]] du cahier de géographie !

Carole Bossis
Enseignante en histoire-géographie-EMC, collège Olympe-de-Gouges, Cadaujac (33), formatrice à l’Inspé d’Aquitaine