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Nous voudrions bien voir l’apprentissage se faisant, l’élève en train d’apprendre, tout ce qui se passe dans sa tête. Nous voudrions voir par curiosité bien sûr et puis aussi pour pouvoir suivre le déroulement de cet apprentissage, pouvoir le rectifier si nécessaire, donner un coup de pouce, orienter, ajuster Mais on sait bien que l’on ne peut rien voir, même à planter quelques électrodes, mesurer les courants électriques ou des différences de chaleur dans les zones cérébrales, il faut se résigner, se résigner à seulement voir un élève qui semble écouter ou rêver, un autre qui répond ou pas à nos questions, un qui écrit, un qui bavarde. À les voir faire : parler, répondre, écrire, nous ne pouvons que les supposer être : être attentifs, concentrés ou rêveurs. Quelques indices nous laissent penser que, mais rien n’est jamais sûr. On s’est assez souvent fait prendre. Difficile de voir apprendre. Et pourtant, nous savons bien que nous sommes dans une société du spectacle où ce qui ne se donne pas à voir n’a pas de valeur, n’existe pas.

Cette année le recteur devait faire sa rentrée dans mon école. Elle venait signer le contrat de réussite de la ZEP, mais elle venait aussi se montrer aux médias, montrer qu’elle faisait son travail, qu’elle s’intéressait à l’école, aux élèves, qu’elle connaissait le terrain. Venant se montrer elle voulait aussi voir et nous, les enseignants de l’école, devions lui donner à voir, à voir de vrais élèves en train de travailler pour de vrai. Pour que cela semble vrai nous avons dû mettre en scène, écrire un scénario et faire jouer des acteurs. Documentaire ou fiction, moins d’une heure après la rentrée, les élèves étaient là en train de jouer leur rôle d’élèves, de faire les gestes, de dire les mots, de donner à voir qu’ils étaient en train d’apprendre et les enseignants étaient dans leur rôle de ceux qui font apprendre.  » Que cela apporte des informations qui, même sous une forme artificielle soient vraies « , nous avait-on dit. Et, comme Catherine de Russie faisait construire de fausses isbas dans les campagnes qu’elle allait visiter, le recteur a vu des enfants calmes, sages, attentifs. Ils travaillaient dans la BCD avec de beaux albums, ou bien dans la salle informatique si bien équipée. D’autres jouaient à des jeux de société à propos de la santé, de l’hygiène de vie. Aux questions posées, ils ont répondu qu’il fallait se coucher tôt, bien déjeuner le matin.

Belles mises en scène de soi, des adultes aux enfants, chacun est apparu à l’autre dans ce qu’il attendait, chacun a fait de son existence un spectacle, a joué avec l’art de l’illusion. Mise à distance de soi-même, piège de l’illusion de vérité. Ici comme ailleurs, l’image n’est pas la réalité, ni même un substitut de la réalité, elle est une construction humaine. En se donnant comme réalité, ce spectacle a occulté les véritables dimensions de l’apprentissage comme de l’enseignement. Et cette mise en scène, ce regard parfaitement contrôlé, dirigé ne peut conduire à l’intelligence de la situation, à l’approche de sa réalité.

Mais n’est-ce pas encore le même spectacle que nous organisons nous-même lorsque l’inspecteur vient nous rendre visite ? Que cherche-t-on à lui montrer ? Un enseignant qui fait bien son travail, qui permet d’apprendre ? Et l’opacité première de l’apprentissage se double de celle de l’accompagnement, du faire faire. Il ne suffit pas de posséder les gestes, les mimiques, les postures du métier de prof, comme de celui d’élève d’ailleurs, pour être celui que l’on joue. La vision, le voir, supposent une distance, une mise à distance qui nous sépare de nous-même, le spectacle est mise hors de nous-même. Cette séparation entre le voyant et ce qu’il voit, introduit un germe d’indifférence et de voyeurisme. Alors comment voir pourrait suffire à connaître, à juger, à évaluer ? Et ce n’est pas qu’un problème pour classe de philosophie, c’est bien notre première difficulté, celle de l’école au cur d’elle-même, comment pourrions-nous donner à connaître et à juger le quotidien, l’essentiel de l’enseignement et de l’apprentissage, de la pédagogie tant à nos supérieurs hiérarchiques, aux décideurs, qu’à l’ensemble de la société ?

Françoise Carraud