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Vers une plus grande territorialisation de l’éducation

Pourquoi aborder le sujet de la territorialisation de l’éducation alors que la République et plus tard l’Éducation nationale se sont construites contre des territoires à leurs yeux porteurs d’autres valeurs et liés à d’autres pouvoirs politiques ? La situation de la Corse avive les débats français sur ces questions, en fait, très politiques. Ici, en évitant ce registre qui n’est pas le nôtre, nous nous plaçons d’un point de vue seulement fonctionnel.

Dans d’autres pays, ce sujet se pose en termes différents, surtout là où l’éducation est territorialisée de longue date. Chez nous, les trois actes de décentralisation politique en 35 ans, à travers des batteries de lois successives créant les Régions, mais aussi les établissements publics locaux d’enseignement et répartissant pour les questions d’éducation des responsabilités entre les collectivités territoriales, n’ont guère fait évoluer le système éducatif en profondeur. La politique d’éducation est qualifiée de quasi-régalienne car elle relève des pouvoirs publics à leur plus haut niveau : Parlement et gouvernement. Pourtant, chacun sait que sa mise en œuvre effective se fait sur le terrain, au niveau de la classe, de l’école, de l’établissement, des circonscriptions primaires, en liens avec les collectivités locales. En fait, plus ou moins selon les niveaux d’enseignement et les lieux mais, spécificité française, d’une façon coupée de la société civile.

Chut, ne le répétez pas, c’est un sujet tabou !

La territorialisation de l’éducation est un sujet présent dans les faits, mais hypocritement absent dans les discours publics. C’est une question taboue[[J’en ai cité plusieurs dizaines dans : Pour un management pédagogique de proximité – Connaître – Comprendre – Évaluer – Agir, Alain Bouvier, collection Les indispensables, Berger-Levrault, 2017, et chaque mois, j’en aborde une dans mon Blog : http://www.xn--questionstabouessurnotresystmeducatif-zid5b.com/]] , étouffée par la complicité entre la technostructure et des organisations syndicales qui partagent la même culture bureaucratique et centralisatrice. Les lois et décrets n’ont de cesse de rechercher l’uniformité formelle par des dispositifs conçus au niveau national et renforcés par les abondantes circulaires qui tente de tout corseter dans le moindre détail.

Les territoires au sens de la géographie humaine sont des lieux à échelles diverses, où se croisent individus, institutions et réseaux autour de projets collectifs. Ils sont précieux pour des co-constructions à travers des liens horizontaux entre les acteurs et les divers organismes, publics et privés, au sein de projets éducatifs locaux qui appellent une gouvernance ad hoc.

Territorialisation n’est pas synonyme de communautarisme. Celui-ci pousse à des regroupements de femmes et d’hommes d’un côté, d’institutions de l’autre, sur des options idéologiques, philosophiques, religieuses, ethniques, économiques, géographiques, culturelles ou linguistiques ; il conduit à l’isolement de groupes fermés sur eux-mêmes. Chacun d’eux estime que les échanges avec les autres sont dépourvus d’intérêt, voire dangereux pour son identité, sauf pour ceux qui veulent faire du prosélytisme. Au contraire, dans une vue ouverte, la territorialisation valorise les échanges et la diversité des ressources locales, humaines, matérielles et culturelles. Elle promeut les croisements horizontaux, s’appuie sur les réseaux, cherche l’enrichissement mutuel pour adapter les ressources locales aux besoins des élèves et à en construire collectivement de nouvelles lorsque cela est nécessaire.

Ce qui existe déjà est conséquent

Le constat est rarement fait, mais les bases d’une territorialisation de l’éducation fonctionnent déjà. La réalité locale concerne les activités sportives (liées aux clubs) ou culturelles (dans et hors l’école, ancrées au tissu local), la découverte de la faune et de la flore, l’environnement de proximité, l’étude du climat et de ses déterminants, l’écologie, la carte des langues (vivantes, anciennes, régionales, d’origine des familles), les littératures régionales, la géographie (humaine et physique), le patrimoine culturel local, l’histoire régionale (si peu enseignée !), les mythes et les légendes, la laïcité (donc les rapports entre le commun et les particularismes), l’emploi, les bassins de formation, les activités touristiques, la mixité sociale, l’éducation prioritaire, les usages du numériques, les innovations pédagogiques, les échanges avec des élèves d’autres régions ou d’autres pays, les relations avec l’enseignement agricole et l’enseignement privé, l’apprentissage, les rythmes et les transports scolaires, la lutte contre l’illettrisme et le décrochage, les particularités des DOM-TOM, les internats… L’école s’appuie sur son environnement, comme ce dernier s’enrichit de l’école en retour.

Les territoires ne se ressemblent pas. Leur considérable variété sera encore plus grande dans le futur, très loin des rêves d’uniformité de certains. Cela produit un paysage global particulièrement bigarré. L’uniformité formelle conduit à un triste appauvrissement car elle ramène au plus petit dénominateur commun. En revanche, dans le respect de la politique nationale, chaque école peut valoriser les particularités de son environnement et s’adapter à ses enjeux, posés ici en termes de citoyenneté, là de marché de l’emploi (qui est d’abord local), là encore d’accès à la culture. À travers des activités différentes liées aux territoires, on peut viser les objectifs nationaux et chercher à développer les mêmes connaissances et compétences pour chacun des élèves.

Les besoins locaux nécessitent de construire des solutions aux problèmes rencontrés, avec l’aide des collectivités territoriales et de la société civile, même si certains abhorrent cette idée au sein de l’Éducation nationale !

La régulation territoriale est un long fleuve sans écluses pour traverser les rapides

Face aux problèmes contemporains, la classe, l’école, l’établissement sont à une échelle singulière trop réduite pour disposer d’éléments d’analyse systémique de leur situation et de leurs ressources culturelles, intellectuelles, scientifiques pour agir. La Région devient l’échelon pertinent pour assurer la régulation territoriale des projets locaux. Lui revient la lutte contre la fragilité de certains territoires, comme les déserts médicaux, numériques ou éducatifs, notamment dans les zones hyper-rurales et les quartiers sensibles des métropoles. À chaque région sa stratégie et sa « plateforme régionale » comme il commence à en exister, par exemple sur les questions d’orientation ou sur d’autres sujets.

Malgré les deux actes du socle commun en 2005 et 2013, le système éducatif français est pour le second degré ancré sur des approches strictement disciplinaires. Les lobbies pour les défendre sont puissants, organisés au niveau parisien où ils traitent avec les médias et les pouvoirs publics. Se liguent les Académies des sciences et des lettres, le Collège de France, les ENS et Polytechnique, les sociétés savantes, les éditeurs de manuels et de sites, etc. Leur influence tient à leur facilité d’accès aux médias qui se targuent d’intellectualisme et popularisent leurs idées, reprises sans recul par des partis politiques et des syndicats prônant un conservatisme de bon aloi.

Nous sommes à l’ère des co-constructions

La territorialisation de l’éducation a besoin d’espaces de liberté pour des co-constructions avec les réseaux locaux (associatifs, établissements publics, notamment de l’agriculture ou du monde de la culture, clubs sportifs, artisans, PME et autres entreprises…), en s’appuyant sur les établissements scolaires, à condition que ces derniers gagnent en autonomie et l’assument[[Cf mon Blog cité plus haut.]] (c’est le plus difficile !). Cette idée heurte les amoureux des bureaucraties, encore nombreux à l’Éducation nationale. Les normes sont produites par une administration naïve (ou qui feint de l’être), aux yeux de qui rien d’utile ne serait possible sans ses textes. Elle estime que tout sera fait lorsque sa circulaire sera publiée. J’ai proposé dans mon dernier livre de la réduire à 20 % de sa taille actuelle. Elle deviendrait comparable à un gros rectorat et cela suffirait largement !

Les territoires doivent « oser l’expérimentation » assortie de retours d’expérience, si rares et pourtant si profitables ! C’est ainsi qu’ils peuvent devenir apprenants. La territorialisation est avant tout l’œuvre de femmes et d’hommes. Elle pousse à une approche des relations humaines où la proximité prime.

Le niveau national devra jouer son rôle : au nom de la Nation fixer les grands objectifs à atteindre, assortis d’indicateurs de politique publique. Donc tout son rôle, mais rien que son rôle ! La mise en œuvre, le « comment ? » relève d’autres niveaux, essentiellement du terrain. Le principal obstacle est dans la nécessaire subsidiarité au sein du système éducatif, contre culturelle pour notre administration.

Alain Bouvier
Ancien recteur, professeur associé à l’université de Sherbrooke


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Territorialisation : ni menace, ni chance… un fait, avant-propos du n°447 des Cahiers pédagogiques, « École, milieux et territoire », par Françoise Lorcerie et Pierre Madiot