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Une, deux, trois langues : handicap ou ressource ?

Pour qu’un enfant grandisse avec les différentes langues parlées à la maison, à l’école, dans la société, et circule harmonieusement entre elles, il faut créer des liens sécurisants. Notre école doit pour cela repenser le rôle des langues et leur donner toute leur légitimité.

La socialisation langagière est le processus complexe mais naturel par lequel l’enfant apprend simultanément à parler et à penser. C’est dans l’intrication des gestes, des interactions et des mots, des contenus symboliques et des émotions associées, qu’il fait l’expérience de la vie et du langage dans un même mouvement.

Dans les quartiers dits prioritaires, ce sont jusqu’à 90 % des enfants qui grandissent avec plus d’une langue : les processus de socialisation langagière se déroulent avec plusieurs langues, parlées à la maison, dans la société et à l’école. L’entrée dans le langage est alors une expérience singulière. Cette spécificité sociolinguistique n’est pas sans importance : elle peut être très bénéfique au développement psychocognitif de l’enfant mais aussi le rendre plus vulnérable1.

Des passages risqués

C’est pendant les étapes de « passage » entre la famille vers le monde du dehors, moment de séparation, que les ruptures culturelles ou linguistiques sont le plus susceptibles d’introduire de la difficulté. En effet, les allers-retours successifs d’un espace de langue à l’autre, s’ils peuvent favoriser une stimulation cognitive très riche, entrainent aussi leurs lots de malentendus, d’implicites ou d’incompréhension, là où il faudrait plutôt une parole efficace, rassurante et aidante.

La pratique d’entretiens de biographie langagière avec les familles montre qu’il est fréquent que l’enfant vive les deux espaces de socialisation sur un mode séparé, voire clivé. Dans ces cas, il n’existe que peu, voire aucun espace mixte, dans lequel se développeraient les compétences plurilingues qui vont au-delà de la seule juxtaposition de plusieurs langues. Il manque alors à l’enfant la dynamique de lien et de circulation entre les langues, qui pourraient constituer un avantage cognitif et social.

Langue étrangère…mais laquelle ?

Dans cette organisation séparée des espaces de socialisations, les processus d’émancipation qui sont au cœur du projet éducatif de l’école  peuvent être mis à mal par les conflits d’appartenances et d’affiliations. Jean-Yves Rochex, chercheur en psychologie et en sciences de l’éducation, propose la triple autorisation comme condition d’inscription de l’enfant dans les apprentissages scolaires et l’insertion sociale2.

Il insiste sur la tenue d’un équilibre audacieux : pouvoir devenir différent de ses parents tout en restant en lien avec eux, grâce à la reconnaissance croisée des valeurs familiales et de celles de la société et de l’école. C’est dans le cadre de ce contrat entre la famille et la société, les parents et les enseignants, que l’espace des apprentissages scolaires sera sécurisé, autorisé et donc investi.

Mais en France, l’école publique s’est historiquement construite sur une défiance à l’égard des familles, de leurs savoirs et de leurs langues. Ainsi, il était interdit de parler patois à l’école dans les années 50, alors que la France rurale, majoritaire, était encore massivement plurilingue. Une politique linguistique basée sur le paradigme de langue unique a progressivement éliminé les langues régionales françaises et l’accueil des populations migrantes a été influencé par cette politique. Dans ce contexte, la langue des parents, capital socioculturel pourtant majeur, a été ignorée, renvoyée à la sphère familiale et affective, voire dénigrée.

Aujourd’hui encore, la pratique d’une langue étrangère peu prestigieuse au regard des hiérarchies convenues, dans une famille sociologiquement modeste, avec des parents peu ou pas scolarisés dans leur enfance, reste perçue comme un facteur négatif, qui rend paradoxale une réussite scolaire3.

De la même façon, plusieurs dispositifs très répandus, qui visent à améliorer le niveau de langage des jeunes enfants, font l’impasse sur le rôle de la langue des parents dans le développement du langage. Une méthode récente d’enseignement de la compréhension propose ainsi d’éviter la présumée difficulté à travailler avec les parents4.

Projets plurilingues

Dans les textes officiels de l’Éducation nationale, si les concepts d’éveil aux langues puis de plurilinguisme ont fait leur apparition depuis 2015 (école maternelle et langues vivantes), il est encore difficile d’insérer des contenus de formation sur les besoins des enfants qui grandissent avec plusieurs langues dans les plans français de formation continue. Enfin, un seul document de cadrage « oral en maternelle, fiche n°3 »5, au demeurant assez peu connu, fait mention des enfants allophones, terme qui reconnait, dans un texte officiel, l’existence des enfants allophones nés en France, parce qu’élevés dans une autre langue que celle de l’école.

Pourtant, quand on prend soin de la continuité entre les espaces de socialisation langagière, l’enfant profite au mieux des différents étayages, qu’ils soient familiaux ou qu’ils viennent de l’école. C’est à cet endroit-là que les professionnels, référents du monde et de la langue en dehors de la famille, peuvent intégrer dans leurs gestes et postures, de façon proactive et en prévention, les réponses à ce besoin spécifique de continuité. Ce faisant, ils contribuent à la construction d’un environnement favorable à un projet plurilingue et respectueux.

De nombreuses ressources, de nombreuses expérimentations, sont là pour aider les professionnels à intégrer de nouvelles compétences transculturelles : elles sont très accessibles et montrent l’efficacité des approches pédagogiques plurielles qui favorisent la réussite scolaire des enfants vivant dans des espaces de socialisation langagière très divers (voir les ressources en encadré).

Ainsi, aujourd’hui encore, notre société reste ambigüe sur la question de la diversité des langues, alors que la mondialisation rend toujours plus importantes les compétences plurilingues des individus dans le domaine économique mais aussi dans notre rapport à la diversité. Les replis identitaires de toutes natures sont les signaux de cette difficulté à reconnaitre l’autre dans une diversité qui ne serait pas menaçante en soi.

Au niveau linguistique, le doute qui plane sur la possibilité, voire la légitimité d’un projet plurilingue dans le contexte de l’éducation prioritaire rend plus difficile le chemin du langage pour nombre d’enfants. Les parents eux-mêmes viennent à douter que l’usage de la langue qu’ils maitrisent le mieux soit profitable à leurs enfants. Des mères et des pères se retrouvent en difficulté pour communiquer avec leurs enfants adolescents : les parents et les enfants n’ont pas une même langue forte et efficace en commun…

Enfin, au cœur de l’école même et de son projet républicain d’égalité des chances, les dynamiques d’apprentissages de la langue française en appui sur l’interlangue, la comparaison ou l’intercompréhension sont freinées à cause de cet impensé de notre système éducatif.

Inclusive

Nous sommes donc face à un point aveugle : la réalité sociolinguistique plurielle d’une grande majorité d’enfant des quartiers prioritaires, qui grandissent avec plus d’une langue. Pour devenir l’avantage qu’elle peut être, cette spécificité doit d’abord être reconnue, acceptée puis intégrée à une pédagogie du langage inclusive.

Inclusive parce qu’elle s’appuie sur les parents en tant que locuteurs légitimes d’une des langues essentielles au développement du langage de l’enfant. Inclusive parce qu’elle intègre toutes les langues de l’enfant au processus de développement du langage. Inclusive parce qu’elle permet à l’enfant  d’entrer dans le processus des séparations nécessaires aux apprentissages, sans rejeter une partie de lui-même et dans le respect de ses affiliations multiples.

Pour sortir de cette impasse, qui génère de l’insécurité linguistique, des difficultés scolaires et alimente les replis identitaires, il est indispensable de repenser le rôle et la place des langues autour de l’enfant. Elles sont toutes nécessaires au développement du langage et de la pensée. Elles contribuent, en synergie, à faire de lui un citoyen riche et libre des ses différentes appartenances, ce qui peut être considéré comme une définition de l’émancipation.

À nous de faire en sorte que le parcours d’un enfant qui grandit avec plus d’une langue le conduise, dans un mouvement d’ouverture, à se relier à plus grand que lui, plus grand que son cercle proche, jusqu’à la conscience d’appartenir à la communauté humaine et du vivant.

Jean-Luc Vidalenc
Enseignant et formateur dans l’académie de Lyon.

Ressources

Bilem : Une collaboration Casnav, académie de Besançon, université de Franche-Comté, Inspé  :  des ressources pour organiser la médiation école-familles et des ressources pédagogiques : https://bilem.ac-besancon.fr/.
Centre Babel : Centre ressource européen en clinique transculturelle : https://centre-babel.fr/.
Dulala : Association qui accompagne les acteurs des champs éducatif, culturel, social ou de la santé pour des projets ouverts sur les langues. Objectif : faire du multilinguisme de notre société un levier pour favoriser l’égalité des chances et lutter contre les discriminations : https://dulala.fr/.
Éole : Éducation et ouverture aux langues à l’école, site suisse : http://eole.irdp.ch/eole/.

Sur notre librairie


 

Notes
  1. Marie-Rose Moro, Grandir en situation transculturelle, Fabert, 2010.
  2. Voir : https://centre-alain-savary.ens-lyon.fr/CAS/education-prioritaire/les-formations-education-prioritaire/jean-yves-rochex-avec-wallon-et-vygotski.
  3. Bernard Lahire,Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires, Seuil, 1995.
  4. Voir la préface de Sylvie Cèbe et Roland Goigoux pour Narramus 2017, « La sieste de Moussa » : https://www.editions-retz.com/actualites/narramus-apprendre-a-comprendre-et-a-raconter-une-histoire-en-maternelle.html.
  5. https://eduscol.education.fr/document/13327/download.