Les Cahiers pédagogiques sont une revue associative qui vit de ses abonnements et ventes au numéro.
Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !

Une chorale intergalactique

Tout ce que des chansons familières portent d’affectivité, de souvenirs, de liens avec la famille et le quartier, un beau projet de chorale le met en valeur et le redonne à ceux qui le portent et le transmettent.

Nous arrivons dans le quartier Belleroche à l’hiver 2020. Ce quartier de plus de 5000 habitants, qui s’étend sur trois communes (Villefranche-sur-Saône, Gleizé, Limas), est alors aux prises avec un plan de renouvellement urbain qui orchestre dynamitages et reconstructions. Sillonnant les rues munies de cahiers, de crayons et de micros, nous sommes à la recherche de chansons.

Pendant un an, en tant que médiatrices culturelles du CMTRA, (Centre des musiques traditionnelles Rhône-Alpes), nous avons arpenté les cafés, sillonné les barres d’immeuble, les crèches et les sorties d’école du quartier, pour poser cette question : « Connaissez-vous une chanson ? » Nous avons rencontré Michelle, Karim, Moindjoumoi, Nelly, Julie, Ozlem et bien d’autres personnes qui nous ont accueillies et ont partagé à notre micro une mélodie et un peu d’elles-mêmes.

Cet article est une reprise remodelée des textes déjà écrits par Mélaine Lefront dans l’ouvrage « La Chorale intergalactique de Belleroche1 »

 faire entendre et valoriser

Plus de soixante chansons ont ainsi été enregistrées en quatorze langues différentes. Des chansons enfantines, berceuses et comptines, aux chants nationaux, en passant par les chants religieux, les chansons d’amour ou encore les chansons populaires actuelles, la plupart ont pour point commun d’avoir été partagées avec plaisir, émotion, curiosité et générosité.

Pourquoi cette recherche ? Entre 2020 et 2021, le CMTRA  et le conservatoire de Villefranche-sur-Saône (Rhône) ont mis en commun leurs savoir-faire et leurs équipes pour mener un projet de collectage musical, recherche, création et pratique artistique à l’échelle d’un quartier, celui de Belleroche, à Villefranche-sur-Saône.

La Chorale intergalactique – c’est le nom de ce projet – revêt une pluralité d’enjeux : reconnaitre et soutenir les cultures peu audibles dans l’espace public, faire entendre les différents récits qui composent l’histoire d’un territoire, valoriser les patrimoines linguistiques des personnes qui le composent au moyen du collectage. Il s’agit aussi, à partir de ces patrimoines locaux recueillis, de créer, transmettre et partager, via la pratique artistique du chant choral en milieu scolaire. Nous proposons ici d’explorer quelques aspects qui ont marqué ce projet de territoire et son impact dans les écoles.

FAIRE HUMANITÉ

Sans en avoir toujours conscience, en enregistrant ces chansons, nous créons un espace de partage qui, en soi, se suffirait presque à lui-même en ce qu’il crée  une relation de réciprocité positive : « Dans une situation donnée, un individu obtient des autres des marques d’expressions sensibles et les interprète comme des signes d’approbation : il se sent alors reconnu2».

Plusieurs personnes enregistrées ont témoigné du plaisir que cela avait été, de la fierté que cela leur avait procuré. En plaçant les matériaux collectés au cœur du projet, en faisant de ces chansons le ferment du dispositif pédagogique et artistique, nous tentons, dans une humble mesure, d’appliquer les droits culturels pour faire humanité ensemble. Si l’expérience de la collecte se suffit à elle-même, qu’« il n’y a rien à transmettre, à faire connaitre, à partager, que le partage lui-même3 », nous ne nous en sommes pas tenues là.

Après beaucoup d’échanges et de réflexions, seize chansons ont été choisies et arrangées par Pascal Berne, musicien, compositeur et arrangeur. Elles ont ensuite été enseignées par les musiciens et musiciennes et professeurs aux élèves des trois écoles du quartier Belleroche et du conservatoire. Élèves des écoles, musiciens du conservatoire et habitants-musiciens ont enfin enregistré à l’Autitorium de Villefranche ces chansons qui composent aujourd’hui le CD du livre-disque La Chorale intergalactique de Belleroche. Il a été offert aux quelque quatre cents personnes qui ont participé au projet.

Une aventure collective

Lors du choix du répertoire, nous nous sommes demandé comment éviter l’écueil du catalogage, de la juxtaposition de chansons, de cultures, de langues, telle une compilation pluriculturelle.

Nous tentons d’y échapper en cherchant le liant, ce qui met en cohérence l’ensemble du répertoire, ce qui résonne entre les chansons, ce qu’il y a de commun. Le point de rencontre le plus évident est le territoire sur lequel les chansons ont été recueillies. Chaque classe qui participe au projet a bénéficié à minima d’une séance d’une heure et demi de médiation, en classe, autour de ce répertoire. L’objectif principal était de faire prendre conscience aux élèves que ces chansons avaient été enregistrées auprès de personnes dont la musique n’est pas le métier : leurs parents, leurs voisins et voisines, la « dame de la bibliothèque », un ancien élève de leur école, etc.

Tous les élèves rencontrés au cours du projet abritent plusieurs langues dans leur palais ou dans leurs oreilles. Toutes et tous ont pu, à un moment donné, identifier une langue familière ; reconnaitre une chanson : « ma mère écoute cette chanson quand elle cuisine », dit une élève en entendant Ya Lalla Ya Turkiyya chantée par les quatre sœurs Tifour ; reconnaitre une personne enregistrée : « c’est une amie de ma mère », dit une autre.

Chaque chanson a été présentée dans le contexte de la collecte, agrémentée d’anecdotes, de bribes de récits partagés par les personnes. D’autres élèves ont ainsi pu s’identifier autrement que par la musique, parce qu’ils avaient en partage une expérience de vie. À l’instar de quelques personnes collectées, plusieurs élèves ont vécu quelque temps dans le foyer Notre-Dame des Sans-Abris de Villefranche à leur arrivée en France.

Les chansons créent des liens

Quand Estella Matutina, collectée dans le cadre du projet,  vient rencontrer des élèves un matin pour se présenter et leur chanter avec les gestes la chanson Kanzenzenze Kalenguila, un élève indique qu’il existe la même chanson en Algérie. Et l’enseignante d’ajouter : « Ah oui, c’est comme la clé de Saint-Georges ! » (jeu en cercle, aussi connu sous le nom de jeu du mouchoir ou de la chandelle). Replacées ainsi dans leur contexte, les chansons opèrent des liens, la participation et le plaisir sont au rendez-vous et le projet prend sens auprès de ces jeunes élèves de cycle 3.

Plus tard dans l’année, nous avons fait se rencontrer les élèves du conservatoire qui ont appris quatre chants du répertoire, avec les personnes qui les avaient transmis. Ces élèves leur ont chanté chacune des quatre chansons. De riches discussions s’en sont suivies avec les habitants sur l’attachement à leurs langues maternelles, ici, en l’occurrence, l’arabe du Maghreb, l’occitan, le créole de la Réunion et le lingala. L’expérience commune du collectage et de l’émotion vécue en entendant leurs chansons réinterprétées par ces élèves du conservatoire a été fédératrice, a créé un espace de résonances musicales et affectives.

Ce à quoi nous nous attachons n’est pas tant la chanson en elle-même mais ce qu’elle devient, ce qu’elle produit tout autour d’elle, grâce à sa remise en contexte : « Le but reste, j’insiste, de susciter une aventure collective dans l’espace de la classe, à partir d’une musique prétexte4. La musique s’invite comme prétexte à l’ouverture et à la découverte de mondes culturels.

Mélaine Lefront
Chargée de la médiation et de l’action culturelle au CMTRA
Maëllis Daubercies Abril
Chargée de la médiation et de l’action culturelle au CMTRA

Sur notre librairie


 

Notes
  1. Mélaine Lefront, La Chorale intergalactique de Belleroche, Villeurbanne, CMTRA, 2021, coll. « Atlas Sonores », n° 26.
  2. Jean-Michel Lucas, « L’idée de reconnaissance : un cadre théorique », note du 17 novembre 2013, à lire sur le site du CMTRA : https://cmtra.org/Nos_actions/Ressources/1165_Droits_culturels.html.
  3. Jacques Rancière, Le partage du sensible, La Fabrique, 2000.
  4. Denis Laborde, Musiques à l’école, Bertrand Lacoste, 1998.