Pensez à vous abonner sur notre librairie en ligne, c’est grâce à cela que nous tenons bon !
Transe sécuritaire et décrochage scolaire
Rompant avec la tradition « farniente et eau tiède » des étés journalistiques, Le Monde des 4 et 5 août 2002 proposait deux articles roboratifs susceptibles de donner à penser.
Le premier, intitulé « La faute aux familles », était présenté en amorce dès la première page ; le second, titré « Punir les parents ? », composait l’éditorial.
Des citations stimulantes pour notre réflexion y étaient rappelées :
– 1. « Il faut supprimer les allocations familiales aux parents qui ne remplissent pas leurs obligations parentales », déclaration du candidat Jean-Marie Le Pen lors de la dernière campagne électorale.
– 2. « Il n’y a pas de question sociale, il n’y a que des problèmes familiaux », affirmation de Léon Gambetta, député républicain libéral (1869) de Belleville (Paris, 20e).
– 3. « Derrière la question de la responsabilité des parents se profile en réalité le renoncement aux capacités de régulation de l’État social », écrit du professeur de sociologie Numa Murard.
Les enseignants, les éducateurs, les militants associatifs, les parents que nous sommes – mobilisés depuis longtemps sur le front mouvant et polymorphe du décrochage scolaire – ne peuvent consentir à assister, médusés, consternés et muets à un retour de boomerang particulièrement douloureux…
Rappel des faits
– 1996 : Suite à un avant-projet succinct remis à notre recteur, nous sommes missionnés par nos autorités de tutelle (ministère/rectorat) pour mener à bien une « étude de faisabilité d’un dispositif d’accueil de jeunes en rupture scolaire. »
– 1998 : avec l’association La Bouture nous organisons à Lyon le premier colloque national (avec invités venant du Québec, d’Italie, du Portugal, de Belgique, d’Irlande) autour de la question des lycéens décrocheurs [[Colloque prolongé par la publication d’un livre : Les lycéens décrocheurs, Lyon, éditions Chronique Sociale, 1998.]]. Cette initiative, destinée à faire avancer la compréhension de tout ce qui est en jeu dans un processus de déscolarisation, avait également comme objectif de sensibiliser les pouvoirs publics et les citoyens aux enjeux démocratiques, humains et sociaux du décrochage scolaire.
Notre démarche fut alors très modérément relayée par les acteurs institutionnels et carrément ignorée quant à l’ouverture possible de notre « objet de travail » aux collégiens décrocheurs… Cette réalité-là ne pouvait être pensée puisqu’elle était illégale. La loi impose la fréquentation scolaire jusqu’à seize ans, donc : « circulez, il n’y a rien à voir ! »
– 2002 : « L’impensé » d’hier occupe aujourd’hui – en tonitruant – tout l’espace public mais il n’y gagne ni en intelligibilité ni en préconisations adaptées comme nous l’espérions… Ce serait même l’inverse qui se produit.
Extrait de l’actuel projet de loi sur la sécurité intérieure :
« L’absentéisme scolaire contribue à faciliter le passage à la délinquance, les sanctions encourues par les parents qui ne respectent pas l’obligation scolaire seront aggravées. »
Une spirale perverse
Les quelques adolescents qui alimentent le sentiment d’insécurité par des actes dits d’incivilité, qui nous auraient valu à leur âge taloches et remontrances, se voient aujourd’hui assignés à tenir leur rôle dans la dramatisation cynique orchestrée autour d’une insécurité sociale promue problème majeur.
Dans ce scénario, les jeunes deviennent « graines de crapules » [[Le livre de Fernand Deligny portant ce titre – écrit en d’autres temps – serait une lecture salutaire.]], sauvageons sans feu ni lieu, asociaux et ascolaires, les familles forcément « démissionnaires », « défaillantes », « irresponsables », « permissives » dans des banlieues aux quartiers forcément « chauds », « sensibles », « difficiles », « de non-droit » [[Cet usage pléthorique des adjectifs est comme un bégaiement qui pointerait à rebours : méconnaissance, confusion et peur (feinte ou réelle). ]]… et justifient la logique sécuritaire en entrant dans la spirale perverse d’un système qui attend d’eux qu’ils attestent le bien-fondé des mesures prises à leur encontre.
Ainsi territorialisés (quartiers périphériques : les banlieues ; sphère privée : la famille ; classe d’âge : les jeunes), ainsi définis, les facteurs de risque ont le mérite d’exempter le social, l’économique, le politique, l’institutionnel.
Ainsi grimés pour le rôle de bouc émissaire qu’on veut leur faire jouer, nous avons de sérieuses difficultés à reconnaître les décrocheurs que nous fréquentons depuis sept ans et leurs familles…
Notre public très composite comprend un nombre significatif de jeunes sous protection judiciaire mais, si ces « ex-durs à cuire » ont parfois un passé encombrant de dislocation familiale, ils ont toujours derrière eux un lourd passif d’échecs et de souffrances scolaires et devant eux – avant de rencontrer le CLEPT ou La Bouture – aucune perspective d’insertion valorisante.
Les jeunes décrocheurs ont en commun de s’être perçus comme des « laissés-pour-compte » de l’école traditionnelle qui faute de savoir faire avec eux choisissait de faire sans. Le décrochage scolaire est un symptôme qui parle aussi de l’offre scolaire, de la précarité économique, des difficultés culturelles d’intégration, des faux-semblants de l’égalité des chances : « l’Éducation nationale ne se préoccupe pas de les mettre au niveau, de les aider à acquérir l’ascèse scolaire indispensable. Ils restent étrangers à la culture légitime ». [[Beaud Stéphane, 80% au bac… et après ?, Paris. La Découverte. 2002]]
Ils sont 60 000 chaque année à rompre avec l’école pour incompatibilité réciproque. Cette rupture est déstabilisante ; elle ne se joue plus sur le mode poétique de la fugue rimbaldienne « on n’est pas sérieux quand on a 17 ans ». Elle se veut souvent « exit de sauvegarde » [[Formule due à Patrick Rayou, philosophe, chercheur en sciences de l’Éducation.]] ; il s’agit de fuir pour s’en sortir, pour tenter de retrouver ailleurs l’estime de soi perdue [[Voir et entendre les propos des jeunes interrogés par J.-P. Pénard dans son film documentaire de 26 minutes : Les lycéens décrocheurs.]].
Partir dans l’urgence sans demander son reste.
Ce désir d’école non satisfait…
Ce « reste » dû, abandonné, perdu dans la hâte du départ, quel est-il ? C’est ce qui n’a pas été mené à son terme, ce qui restait à apprendre, à comprendre, à vivre au sein de l’école, ce qui subsiste après le décrochage, ce désir d’école non satisfait, maltraité, qui subsiste diffus, attendant, sans le avoir vraiment, l’opportunité crédible d’un raccrochage possible.
Ce raccrochage est au cœur des activités spécifiques du CLEPT et de La Bouture : il constitue la raison d’être de leurs offres alternatives.
Il s’effectue en tenant compte de la singularité de chaque élève volontaire, de sa trajectoire personnelle, et en se préoccupant des constantes inhérentes à notre démarche. En termes plus concrets : à quoi « raccrocher » un décrocheur choisissant de rejouer une scolarité au Micro-Lycée de Melun-Sénart, au Lycée Intégral de Paris 13e ou au CLEPT ? Les constantes qu’il nous faut « travailler », c’est que dans tous les cas ils raccrochent à la fois : 1) à une institution ; 2) à des études ; 3) à des savoirs ; 4) à une certaine idée d’eux-mêmes ; 5) à la sociabilité de leurs pairs ; 6) à un projet, à un parcours, à un espoir ; 7) à un sentiment d’appartenance.
La volonté dépend du politique
Il est important de ne pas céder à la logique sécuritaire, de résister à la tentation de rejeter la responsabilité d’un certain désordre social sur la sphère privée, de ne pas confondre, en l’occurrence, responsabilité et culpabilité et de préciser sa responsabilité pour identifier ce qui est de son ressort afin d’agir, réagir, remédier ; il est essentiel d’affirmer – par l’exemple – que la reprise en main des jeunes dangereusement voués à la rue peut se jouer autrement que sur le mode répressif malgré le tohu-bohu sécuritaire qui rend inaudible le devenir des cellules de veille éducative.
L’origine de l’insécurité urbaine ne saurait se circonscrire aux manquements de familles dépassées ou à l’existence d’une « génération perdue » ; elle s’alimente surtout des carences, de l’insuffisance du politique.
Nos gouvernants sauront-ils renoncer à se comporter en gestionnaires, en managers de l’entreprise France ? On administre les choses, on gouverne les gens…
Nous attendons une autre politique : pour permettre aux banlieues d’acquérir un autre statut que celui de « zone », de « marge », périphériques à LA ville. Il y a une ardente nécessité à ce que ces banlieues expérimentent le fait qu’elles sont en train de devenir elles-mêmes « LA ville », et en tant que telle aptes à intégrer, à offrir à chacun une place estimable, à inviter au rêves… afin de susciter l’urbanité, cette politesse que donne la fréquentation épanouissante des gens et des lieux de la cité.
Nous attendons une autre politique : pour accepter de considérer que « sanctionner » des familles coupables de ne pas savoir (?), de ne pas pouvoir (?), de ne pas vouloir (?) tenir leurs enfants serait aussi vain – quant à la responsabilisation escomptée – que le serait la même démarche appliquée à l’École coupable de ne pas savoir, de ne pas pouvoir, de ne pas vouloir, retenir ses élèves ?
Nous attendons une autre politique : pour reconnaître que la famille – quelle que soit sa configuration – ne représente aujourd’hui qu’une des instances de socialisation de l’enfant et que l’aide à laquelle les parents les plus démunis aspirent pour établir repères, bornes et restaurer leur autorité ne se trouve ni dans l’injonction ni dans la menace.
Nous attendons une autre politique : pour accepter de voir qu’une partie non négligeable de la violence adolescente exprime une accumulation d’impuissance, d’injustice, d’humiliation, de persévérance vaine, de renoncements cuisants, d’ennui…
La jeunesse peut-elle se résigner à ne plus être l’âge des possibles sans désespoir et sans révoltes ? Les « refuzniks » peuvent-ils admettre de n’avoir d’autres perspectives que de se soumettre à l’exclusion scolaire, à l’indignité sociale, à l’insécurité économique, à l’ordre répressif ? Confrontés à des offres alternatives, ambitieuses et pragmatiques, exigeantes et dignes, ces jeunes peuvent devenir des raccrocheurs, des raccrochés, des « repris de justesse » [[Formule dûe à Gilbert Longhi, Proviseur du Lycée Jean Lurçat à Paris 13ème, abritant le Lycée intégral.]]. L’enjeu est considérable sur les plans humain, social et économique… La décision, la volonté dépendent du politique.
Rappelons-nous les propos salubres du dramaturge britannique Edward Bond [[Texte écrit le 28 avril 2002 et publié par le journal Libération.]] :
« Il n’est pas nécessaire de voter Le Pen pour soutenir Le Pen […]
il suffit d’utiliser les mots pour bâillonner les mots
il suffit de rendre ce qui est facile difficile parce qu’on a peur de le faire
il suffit de rendre ce qui est difficile facile parce qu’on est impatient
il suffit de confondre la loi avec la justice […] »
Marie-Cécile Bloch et Bernard Gerde
La Bouture est une association grenobloise née en 1996. Son champ d’intervention : le décrochage scolaire. Elle se donne comme objectifs de fédérer les partenariats nécessaires, de proposer des actions curatives et préventives, de participer à la réflexion et à la recherche (études/colloques/séminaires). CLEPT : Collège et Lycée Elitaire Pour Tous. Un des trois dispositifs publics nés à la rentrée 2000 offrant une rescolarisation à des élèves volontaires. |