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Situation-problème à la caisse
Il y a les appliqués qui convertissent consciencieusement centime par centime, calculette dans une main et tableau de correspondance dans l’autre, tandis que la file d’attente s’allonge, bruissante d’impatience.
Il y a les têtus qui, payant en euro et continuant à penser en francs, ne savent jamais sur quelle échelle ils raisonnent. Ils quittent le magasin troublés, incapables de se représenter le volume de leurs dépenses.
Il y a les forts en calcul qui passent ostensiblement d’une monnaie à l’autre. Tranquilles et serviables, ils se tiennent prêts à couper court à toute hésitation.
Quelques imprévoyants louchent par-dessus les épaules et tentent de capter une information, tout en pétrissant sans conviction la poignée de monnaie qu’ils s’apprêtent à déverser tout bonnement sur le comptoir, aux bons soins de la caissière.
Il y a les pragmatiques qui s’avancent sans idée préconçue. Ils paient avec une grosse coupure et dégagent rapidement pour vérifier, à deux pas de là, les prix enregistrés sur le ticket et la monnaie de leur billet.
Il y a les obstinés qui ont tout calculé à l’avance et qui recomptent pour essayer de faire coïncider le montant escompté et la somme annoncée. Ils se sont trompés, voudraient bien savoir où, mais chaque explication ajoute une nouvelle erreur. Ils s’écartent confus, écrasés et coupables.
Ils sont suivis par les anxieux qui ont déjà fait le siège de leur banque pour changer leurs économies et qui ne sont pas sûrs d’avoir assez d’euros sur eux. Ils estiment le montant de leurs achats, revérifient le contenu de leur porte-monnaie. Ils devront abandonner un article. La transaction n’en finit pas. La caisse enregistreuse cliquette, resonne, lâche un nouveau ticket. L’anxieux s’enfuit sans se retourner, sentant les regards dans son dos.
Car il y a les rebelles, sourire en coin, soupir en bandoulière. Eux refusent de jouer le jeu, ils arborent leurs francs comme un drapeau. Et s’ils cèdent à l’injonction eurocrate, ce sera en brandissant un dernier Delacroix.
Mais il y a les placides, ceux qui savent bien que les choses vont se faire quoi qu’il arrive. Ceux-là ont écoulé tous leurs francs, ils viennent à peine de toucher leurs premiers centimes d’euro et paieront avec leur carte bancaire tant que l’agitation ne sera pas un peu retombée.
Il y a enfin ceux qui n’ont rien vu venir et qui sèchent lamentablement quand la caissière leur rend de nouvelles pièces. Goguenards, ils s’en tirent en essayant de mettre les rieurs de leur côté.
Mouvements divers dans la file d’attente qui conserve malgré tout un remarquable esprit bon enfant. Comme si la France entière, en même temps que les habitants de l’Euroland, se retrouvait à la caisse, face à une situation problème dont la solution, fruit de chaque démarche particulière, ne peut s’imposer sans un assentiment collectif à une opération qui dépasse chacun, chaque pays et l’Europe elle-même en attendant de les transcender.
Si l’on peut en effet trop souvent regretter de voir réduire l’ambition européenne à demander aux gens d’échanger les mêmes sous, il faut reconnaître que l’événement du passage à la monnaie unique a au moins cette vertu de réunir – momentanément, certes, comme il en est de tout événement – des individus qui ne se connaissaient pas à l’intérieur d’une sorte de « groupe qui apprend ».
C’est une situation pédagogique d’autant plus intéressante que, si de toute évidence il se passe quelque chose d’espéré, l’on n’avait pas imaginé que l’apprentissage de l’euro se ferait ainsi sur le tas plutôt que par le recours aux leçons, notices et dépliants publiés abondamment pour rassurer les décideurs. Et si ces derniers s’efforcent de tout prévoir, il est maintenant évident qu’ils ne feront pas l’Europe à eux seuls pas plus qu’ils ne pourront savoir exactement ce qu’il y aura au-delà de la prochaine étape.
N’est-ce pas aussi ce qui fait que cette situation pédagogique semble tout à fait exemplaire [[Mais comme on voudrait que cette situation exemplaire ne fasse pas oublier que le problème éternel, qu’il s’agisse de francs ou d’euros, est bien «en avoir ou pas» !]] ?
Pierre Madiot