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« Se former suppose d’être dérangé »

Impossible d’exercer le métier d’enseignant, de chef d’établissement, de formateur, sans se former tout au long de sa carrière. Il s’agit même que cette formation se fasse transformation, qu’elle ait un effet non seulement sur les pratiques, mais aussi sur les conceptions professionnelles de la personne formée, pour devenir développement professionnel. Notre dossier, d’une longueur double à celle de nos hors-séries habituels, fait le point sur les changements survenus ces dernières années, sur ce que recherchent les acteurs, et dessine des controverses stimulantes. Le voici présenté par ses deux coordonnatrices.
La formation continue a-t-elle beaucoup changé depuis dix ans ?

Nicole Priou : Notre dossier ne s’appuie pas sur une enquête ou des données statistiques. Nous pouvons tout au plus dégager des tendances à partir de ce que les contributeurs nous ont envoyé comme témoignages et récits d’expérience. On parle beaucoup moins de stages ou de journées pédagogiques qu’il y a dix ans, et des termes nouveaux ont émergé : lesson studies, résidences, webinaires, formations hybrides, constellations, LéA (lieux d’éducation associés), communautés de pratiques, etc. Donc, oui, il y a des changements du côté de la formation, inégalement répartis sans doute selon la nature des impulsions académiques, fort différentes d’une région à l’autre. Mais on peut dire qu’il y a diversification des formes d’intervention et recentrage vers la classe et ce qui s’y passe.

Sophie Genès : Les changements les plus marquants – je les liste de manière non hiérarchisée – me semblent être bien évidemment l’utilisation des outils et ressources numériques, la réflexion sur leur place (ce qu’ils peuvent ou non apporter) et sur les enjeux de l’articulation entre distanciel et présentiel ; le développement des connaissances théoriques des différents courants sur l’analyse du travail, permettant une reconnaissance plus explicite des caractéristiques d’un débutant, quel que soit son champ professionnel ; la mise en place de communautés sous diverses formes et, plus particulièrement, des communautés réunissant des praticiens et des chercheurs. Tout cela peut constituer des déclencheurs d’évolution.

Mais les changements font apparaitre aussi des freins : la baisse de moyens (en temps de formation, en financements), avec un alourdissement des procédures administratives, une accentuation des injonctions diverses, des confusions entre formation professionnelle et formation universitaire. J’ajouterai le développement d’approches managériales au détriment de formations de formateurs de qualité.

Est-ce que la période des confinements et de la « continuité pédagogique » a joué un rôle d’accélérateur ou au contraire a ralenti ces changements ?

SG : Il apparait dans les articles et échanges avec les auteurs que la période des confinements et la nécessité de « continuité pédagogique », après un temps nécessaire d’adaptation, a été source d’inventivité dans les outils utilisés, dans les modalités d’animation à distance et dans la recherche de ressources diversifiées à mettre au service des personnes en formation. Il a été également une occasion de mutualisation entre des formateurs et des formés, geek et non geek.

Cela semble avoir permis d’objectiver avec plus de rigueur les visées des formations et les besoins des personnes en formation. Ces derniers points relèvent d’une évidence pour les formateurs expérimentés, mais permettent aux formateurs moins expérimentés de se réinterroger.

Je considère que cette période a donc joué un rôle d’accélérateur.

NP : La crise sanitaire a sans doute renforcé la communication à distance, la mise en commun de ressources. Le mantra de la « continuité pédagogique », brandi par le ministre sans aucune anticipation pour l’organiser, a aussi contribué à l’exaspération d’un certain nombre de professionnels qui, faute de pouvoir prendre appui sur l’aide de leur hiérarchie, se sont organisés entre eux pour faire face aux situations difficiles dans lesquelles ils se trouvaient et inventer leurs propres réponses. Ces nouvelles façons de faire seront-elles durables ?

Quelles sont les principales tendances que vous avez identifiées à travers ce dossier ?

NP : J’en retiendrai deux. La première est la demande insistante que la formation parte et s’appuie sur l’ordinaire de la classe : partir des difficultés concrètes rencontrées dans l’exercice du métier, chercher à les comprendre par le croisement des analyses et des points de vue, élaborer ensemble des pistes d’action, les expérimenter, les réajuster en fonction de leurs effets, etc… La deuxième est que certaines équipes prennent l’initiative de mettre en œuvre cette démarche en marge des propositions officielles, parce qu’elle est justement loin d’être majoritaire dans l’institution, où la relation top/down est encore dominante.

Y a-t-il des choses qui vous ont particulièrement surprises ou marquées dans les contributions publiées ?

SG : Je note à quel point le choix des mots de la formation est toujours intéressant. Reflètent-ils de simples habillages de concepts déjà anciens ? Illustrent-ils de nouvelles recherches, priorités ou outils ? Ou, à l’inverse, des modes sans étayage théorique approfondi ? Par leurs choix conceptuels, les auteurs de ce dossier hors-série offrent un matériau de réflexion pour les équipes.

Je reviens également sur la surprise liée au nombre important de contributions, à la rapidité des réponses positives aux sollicitations de contribution et à une certaine diversité de structures. Je l’interprète comme une vraie opportunité donnée par les Cahiers pédagogiques, valorisant les dix années passées et plus particulièrement les deux dernières dans un contexte si nouveau de pandémie, confinements, etc.

Reste un petit regret : l’analyse de la diffusion d’engouements pédagogiques au détriment de la diffusion de recherches plus étayées.

NP : J’ai un regret, évoqué dans l’avant-propos : la frilosité des cadres intermédiaires (corps d’inspection, chefs d’établissements) à répondre à notre appel à contributions ou à des sollicitations directes.

Une bonne surprise : l’énergie et l’enthousiasme des équipes qui s’organisent pour améliorer l’existant et créer de meilleures conditions d’apprentissage pour leurs élèves.

Et massivement, il ressort des contributions une quête d’un fonctionnement plus horizontal, moins prescriptif, plus respectueux de la parole et de l’expérience de ceux qui sont en prise directe avec la classe et les difficultés des élèves.

Le dossier propose-t-il des pistes pour sortir de la tension entre l’injonction institutionnelle en termes de formation, et les envies et besoins des personnels ?

SG : La quatrième partie du dossier a bien pour visée de reconnaitre mais aussi de dépasser ces tensions, et les auteurs se saisissent de cet enjeu de différentes manières. Entre autres : l’explicitation des finalités de la formation, le développement de l’autonomie et de la responsabilisation des acteurs, l’hybridation de la formation, une transformation professionnelle accompagnée dans un temps long.

NP : Le rapport à l’injonction institutionnelle et la perception des besoins des professionnels ne prennent sans doute pas la même forme, selon qu’on les vit de façon isolée ou dans les lieux où ils sont objets d’échanges et de débats parce que des collectifs existent.

La lecture de l’ensemble permet de dégager que toute amélioration passe par la précision du diagnostic de départ : quel est le problème ? À partir de quoi a-t-il été identifié ? Par qui ? Certaines contributions montrent que là où on croise points de vue de praticiens, de chercheurs et de cadres intermédiaires – en respectant les expertises complémentaires des uns et des autres – on se donne une chance accrue de construire des propositions cohérentes et efficaces. À condition de les considérer comme provisoires, réajustables et évolutives. Chaque catégorie d’acteurs a ses propres cécités et surdités et a besoin d’être bousculée par des points de vue qui viennent d’ailleurs et prennent en compte parfois d’autres enjeux. Tout collectif – quel qu’il soit – qui s’autoorganise peut être une ressource puissante, mais gagne à ne pas s’enfermer dans un entresoi stérilisant. Se former suppose d’être dérangé.

Propos recueillis par Cécile Blanchard

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