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Petite histoire vraie
Récréation. Je suis là, à me promener. J’aime bien ce moment qui n’est plus seulement de surveillance, mais qui peut être de présence. Être là. Il peut y avoir des rencontres. Il va y en avoir une. La trousse d’une fille est lancée par terre et s’ouvre, déversant son contenu.
Des garçons se précipitent pour prendre qui les ciseaux, qui la gomme. Le jeu est connu, l’agression n’est pas anodine. La fille ne reverra sans doute rien de son matériel ou très peu. Il est déjà trop tard.
Beau début de crise
J’en remarque un qui prend un stylo. Je le connais cet élève du collège et il me connait également. On se croise souvent, dans les rangs, quand la classe attend un professeur ou dans les couloirs ou dans la cour quand je fais des remarques aux élèves, à des groupes, quand la conversation s’engage où quand je suis témoin d’une crise. Son nom m’échappe. Je vais vers lui et lui demande le stylo. Il me regarde, balance le stylo par derrière, mine de rien, et me crie qu’il n’a rien et pourquoi je lui demande à lui et qu’il n’y a pas que lui…
Je craque et je me mets à lui hurler que je l’ai vu et qu’il n’a pas à me parler comme ça ni sur ce ton et je pointe le doigt vers lui, lui touche l’épaule plusieurs fois en parlant.
–- Et pourquoi vous me touchez, vous n’avez pas le droit » me renvoie-t-il immédiatement.
Beau début de crise, comme quoi, même avec mille ans d’expérience, je peux encore me faire piéger. Makarenko et son Poème pédagogique traversent mon esprit. J’avais acheté ce livre à la librairie du Globe, dans la rue de Buci je crois. C’était du temps où les Républiques socialistes soviétiques étaient encore unies et où l’on pouvait trouver dans cette librairie spécialisée toutes les productions en français des Éditions du Progrès, Moscou. Fort de cet illustre prédécesseur, le sol pédagogique pouvait continuer à s’effondrer sous moi.
Je m’énerve encore plus et emmène l’élève dans le bureau de la Vie scolaire. Il me suit. Il n’y a personne. La porte est fermée, je l’ouvre, on entre. J’éclate : « Je ne suis pas une gentille petite surveillante qu’on peut entourlouper (sic). Alors les élèves pensent qu’ils ont tous les droits ! Ils peuvent tout se permettre ! On peut piquer dans les trousses ! C’est quoi ce cinéma que vous avez fait dehors, devant tout le monde, alors que vous l’avez pris le stylo ? »
Il ne dit rien. Je lui demande son carnet et là… il me le donne. J’aurais pu essuyer un refus.
Je lui dis que je suis trop énervé et que je ne peux pas gérer cela maintenant. Je le renvoie, lui annonçant des suites, il reprend son carnet. Je le rattrape dans le couloir pour qu’il me le redonne. Je tiens à le garder. Il pourra y avoir ainsi une deuxième entrevue.
Je suis au bord de l’apoplexie, presque.
Ça a été violent. Certains élèves, à certains moments… une petite gouape qu’il disait l’autre, Makarenko justement[[ (La science pédagogique) « Depuis combien de temps existe-t-elle ! Quels noms, quels esprits étincelants : Pestalozzi, Rousseau, Natorp, Blonski ! Que de livres, que de papier, que de gloire ! Et cependant le vide, le néant, pas moyen de venir à bout d’une jeune gouape, ni méthode, ni instrument, ni logique, absolument rien. Une espèce de charlatanisme », Makarenko, Poème pédagogique, éd. du Progrès, Moscou.]].
Reste à mettre à distance
Après la récréation, je parle avec les surveillants. J’apprends que c’est l’élève qui… et puis qui…. Je fais le lien et je le connais, en effet, Murat Gusol. On en parle souvent à la réunion du lundi quand il s’agit de réfléchir en équipe sur les actes posés par les élèves les plus difficiles de ce collège ZEP, violence, RAR.
Comment sortir de la crise maintenant ? Il est tellement pris dans des tas d’histoires, à la limite du conseil de discipline que ça ne fait qu’en ajouter une. Une punition ? Il en a tellement en ce moment et nous sommes le 5 juin. Un discours moral ? Le combientième ce mois-ci ?
Avec Affida, nous regardons son emploi du temps.
Affida, quelqu’un d’essentiel dans la vie scolaire. Affida, calme, positive, capable de prendre les pires, de parler et de ramener de l’apaisement, de la sérénité. Affida, plus âgée que les autres surveillants, venue d’Algérie avec un bagage universitaire non reconnue ici et qui reprend des études pour être puéricultrice.
Moi-même, de parler avec Affida, ça me calme.
Nous décidons qu’elle ira le chercher après 16 h 30 à la sortie de son dernier cours, qu’elle l’amènera dans mon bureau et qu’elle restera. Nous discuterons, comme on l’a déjà fait, et je lui annonce : « Cette fois-ci, c’est moi qui mène, vous me suivez ? » Elle est d’accord parce qu’elle connait cette pratique que nous mettons en jeu parfois : la mise en scène d’un discours mené par l’un d’entre nous et auquel l’autre s’adapte en renforçant ce qui est dit, en relançant par des interrogations, mais un discours qui n’est pas directement centré sur la situation vécue, bien qu’il se tienne devant l’élève concerné. Il faut être complices et avoir une certaine confiance réciproque pour improviser ainsi. C’est ce qui se passe avec Affida. Elle s’organise pour être libre à 16 h 30.
Toute la journée pour mettre à distance.
Entende qui pourra
Quand je reçois ce garçon, j’invite Affida à rester. J’ai quelque chose à lui dire « à propos de ce garçon de 3e, en SEGPA, vous vous souvenez, celui qui ne voulait pas reconnaitre qu’il avait pris le marteau en atelier… » Prenant faussement prétexte de sa venue dans mon bureau, je vais lui parler, à elle, de ce garçon, étrangement proche de celui présent là, avec nous. Nous sommes assis, tranquilles et cette histoire qui démarre va nous permettre d’échanger. Entende qui pourra. Affida complice participe, dit ce qu’elle pense : « … ce garçon, il a des qualités, il est insupportable, mais il a plein de richesse au fond de lui, je me souviens une fois… » Et de raconter une petite histoire. « C’est vrai qu’il a de la richesse, mais il est tellement pris dans ses problèmes. Est-ce qu’il pourrait changer, un garçon comme cela ? »
Nous parlons ainsi et cela va durer finalement une vingtaine de minutes.
Assis derrière le bureau, mon regard se porte parfois vers l’élève présent, et en parlant, sans lui laisser la parole, je l’associe à la conversation, aux interrogations. « Ce qui est terrible avec un garçon comme ça, c’est qu’on sent qu’il pourrait réussir sa 3e, mais il y a quelque chose qui l’en empêche. Quand il trouvera quoi, il nous étonnera… Et finalement, le marteau, c’est un copain qui l’a ramené… »
À la fin, je me tourne vers Gusol : « Alors, je me suis bien énervé ce matin. C’était une belle colère hein », que je dis, en regardant mes deux interlocuteurs. « Oh là là, il m’a trop énervé ce garçon. Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? » Après deux ou trois échanges avec Affida – finalement, il peut être sérieux ce garçon ? oui me dit-elle – je redonne à Murat Gusol son carnet et le renvoie en lui indiquant que je n’ai rien écrit dessus.
Au moment où il va franchir la porte, alors qu’il nous tourne déjà le dos, il dit très distinctement « Merci ». Je ne l’attendais pas. Je pensais qu’il allait partir sans demander son reste et je n’aurais rien dit. Ce merci parait même incongru, tombé là on ne sait trop pourquoi. Peut-être parce que c’est un garçon poli. Peut-être.
Pourquoi merci ?
Un des élèves les plus terribles du collège, qui est resté là, sans rien dire pendant vingt minutes et qui ne prononce qu’une parole « merci » en s’en allant. Merci pour quoi ? Pour ne pas l’avoir puni ? Pour ne pas l’avoir questionné en long en large et en travers sur le pourquoi du comment ? Pour lui avoir laissé sa dignité ? Pour ne pas avoir ajouté une histoire à son actualité trop chargée ? Pour ne pas l’avoir fait couler ? Pour lui avoir raconté une belle histoire ? C’est peut-être cela, il doit aimer les histoires. Va savoir…
Affida en partant est contente du moment. « C’était bien », dit-elle, c’est-à-dire sans doute assez juste.
Les présentations sont maintenant faites, le travail va pouvoir commencer, il est déjà commencé. La prochaine fois que je le croiserai dans les couloirs ou dans la cour, il y aura toute cette histoire entre nous et je lui dirai « bonjour ».
Ce n’est rien. Ce sera peut-être essentiel.
J’apprends que cet élève ne part pas en Corrèze, le séjour de fin d’année organisé avec sa classe, pour sa classe. Trop difficile à gérer, trop imprévisible, trop d’histoires, trop de violence disent les professeurs. Et pourtant, c’est ce genre d’élève qui devrait partir en priorité.
Phrase facile de quelqu’un qui se situe en deuxième ligne. Les enseignants qui organisent le séjour sont des pros, en première ligne. S’ils ont décidé cela, c’est qu’ils avaient leurs raisons. Certains élèves sont réellement trop dangereux. On n’est pas dans un jeu vidéo. Là, c’est pour de vrai.
Mais enfin…
Philippe Jubin
Directeur de Segpa en banlieue parisienne