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Penser l’éducation à l’époque de l’anthropocène

Renaud Hétier et Nathanael Wallenhorst, Le Bord de l’Eau, 2023

Lorsqu’on forme de futurs enseignants et enseignantes, qui eux vont enseigner à de futurs citoyens , on a inévitablement le regard rivé vers l’avenir. Or, celui-ci se montre peu réjouissant et l’on peut, comme Greta Thunberg, se questionner sur le sens à former pour un avenir qui pourrait bientôt ne pas exister. La lecture de ces deux chercheurs en sciences de l’éducation, permet de penser de manière approfondie ce que signifie enseigner dans une ère où la vie sur Terre est fortement péjorée par les activités humaines. Ce livre offre une réflexion salutaire et optimiste aux acteurs et actrices du monde de l’éducation et apporte un éclairage documenté scientifiquement sur cette ère couramment appelée Anthropocène. Il est partagé en trois parties principales : 1. Vivre l’époque de l’Anthropocène (21-76) ; 2. La citoyenneté à l’épreuve de l’Anthropocène (77-128) ; 3. Quand l’école prend l’Anthropocène à bras le corps (129-197).

La première présente de manière accessible les savoirs scientifiques actuels concernant l’Anthropocène, défini comme une « modification du système Terre dans son ensemble ». Ces savoirs sont à prendre en compte par les sciences de l’éducation parce qu’ils se trouveront tôt ou tard dans les programmes scolaires. Cette partie met par ailleurs en lumière des objets de débats, notamment la datation de l’entrée dans cette ère, qui dépend de l’identification des causes du réchauffement climatique et soulève des questions politiques, notamment concernant  les conséquences du système économique capitaliste.

Dans la deuxième partie, les auteurs rappellent la mission première de l’école, éduquer à la citoyenneté, mission souvent délaissée au profit de celle de former des individus prêts à s’insérer sur le marché de l’emploi, dans une économie nuisible à l’ensemble des êtres vivants. Les auteurs estiment qu’il est maintenant nécessaire de penser une citoyenneté viable et conviviale, mais cela se heurte à deux obstacles majeurs : la neutralité scolaire et une certaine conception de la réussite. Le second obstacle est inhérent au système capitaliste qui nécessite « des personnalités très matérialistes et très peu citoyennes » (p.112).

Dans la troisième partie, les auteurs rappellent avec force le rôle clé des éducateurs dans la présente période qui, bien que conscients de l’état de la planète, devraient transmettre un élan et non pas leur angoisse. Eduquer à une citoyenneté conviviale et à la capacité d’imaginer une autre manière de vivre, viable et désirable, est au coeur du rôle des éducateurs. Afin de soutenir conceptuellement ce projet, les auteurs mobilisent les notions d’enlivement d’Andreas Weber et de résonance de Hartmut Rosa et considèrent qu’ « il ne suffit pas d’enseigner ce que les sciences nous permettent de savoir, il s’agit en même temps d’apprendre à vivre au sein du vivant. (…) » (p.55)

Cette lecture offre une riche réflexion sur le désir de jouir et sur la situation paradoxale vécue par les enfants et les jeunes. Dans un système dépendant de la consommation de biens matériels (notamment numériques), ce désir est un obstacle majeur à des changements que nous devons pourtant entreprendre pour notre survie. En effet, la conscience des effets de notre mode de vie ne suffit pas à changer nos comportements; ceux-ci obéissant trop souvent au moteur du désir de jouir immédiat. Chez les enfants et les jeunes ce désir est exploité par les publicitaires. Ainsi, (…) les enfants sont devenus des consommateurs qui, sans être autonomes financièrement, sont déjà sous l’emprise de la publicité, des réseaux, des influenceurs et, nouvelle considération du « désir » de l’enfant oblige, sont abondamment financés par leur famille. Sans revenu propre mais avec déjà un certain pouvoir d’achat, les enfants sont les proies idéales des grandes entreprises qui leur vendent des produits vis-à-vis desquels ils n’ont pas encore les ressources psychiques pour résister (alimentation calibrée, vêtements de marque, smartphone, jeux vidéo, etc.) et sur lesquels ils peinent à avoir un regard critique et plus encore une liberté une fois que, adultes, ils y auront été depuis longtemps habitués (et souvent sans même connaître d’alternatives) (p.111-112). Ce couplage d’un puissant désir de jouir dans un milieu encourageant la consommation matérielle prend de surcroît place dans un monde où les jeunes ont peu de voix et de responsabilités et sur une Terre qui nécessite urgemment une mobilisation collective afin de rester viable pour une grande part des êtres vivants. Considérant cela, les auteurs estiment que « décapitaliser » (c’est-à-dire les sortir de la logique capitaliste) les citoyens est indispensable.

Renaud Hétier et Nathanaël Wallenhorst abordent la question que se pose tout enseignant qui traite du changement climatique: comment respecter la neutralité et le droit de réserve inhérent à la fonction enseignante? Il est difficile d’aborder l’urgence climatique sans parler de grèves du climat, de décisions politiques, d’économie, soit de sujets éminemment politiques devant lesquels la position neutre est difficilement tenable. En réponse à cette question, les auteurs proposent un travail de confrontation précoce et assidu dans un cadre de problématisation et dénoncent la contrainte de la neutralité en affirmant que (…) se retrancher, en éducation, à l’école en particulier derrière une certaine « neutralité », c’est laisser-faire la destruction de la Cité, qui aboutira à celle de l’école et c’est finalement s’en rendre complice. (p.79).

L’ouvrage se termine par une série de propositions ambitieuses pour une éducation à l’ère de l’Anthropocène, notamment: ne plus servir les forces d’aliénation économiques, apprendre à résister à la consommation, développer l’engagement, donner des responsabilités aux jeunes, pour, au final, faire émerger un monde commun hospitalier.

Kristine Balslev