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« On ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». En finir avec une sentence de mort

Pierre Tevanian et Jean-Charles Stevens, Anamosa, 2022

Au temps où une collègue de philosophie de Valenciennes, Sophie Djigo, reçoit la violence verbale et les menaces de mort de groupuscules et de partis fascistes pour un projet pédagogique destiné à faire réfléchir ses étudiants sur les thèmes « exil » et « frontière », sur les effets produits par la rencontre de l’autre venu d’ailleurs et de celui qui est déjà là, le petit livre par le format de Pierre Tevanian et Jean-Charles Stevens devient une nécessité de lecture. En 80 pages directes et percutantes, les deux auteurs, philosophe pour le premier, expert juriste pour le second, reviennent en détails sur la phrase prononcée par le Premier ministre socialiste de l’époque, Michel Rocard, le 3 décembre 1989 : « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Notons tout de suite que la phrase originelle n’employait pas le verbe « accueillir », mais « héberger », les deux permettant cependant de filer la métaphore domestique de l’accueil particulier dédouanant l’état et le politique de son rôle.

L’ouvrage, habilement construit, est divisé en autant de chapitres que de termes constituant cette « sentence de mort » et dont le sens est interrogé juridiquement, historiquement, affectivement même :

  • « On » : Qui est on ? L’état ? L’individu ?
  • « ne peut pas » : polysémie du verbe pouvoir, renvoyant à une impossibilité ou un interdit. « Ne pas pouvoir » exonère de la responsabilité politique et collective la fermeture des frontières qui a provoqué la mort de 30000 personnes dans les « couloirs » migratoires depuis l’an 2000, noyées en grande partie dans  la Méditerranée.
  • « accueillir » : un piège pour les auteurs, qui peut renvoyer à des réalités tellement diverses. C’est un mot là encore polysémique qui est employé dans les institutions internationales, mais qui renvoie également à une éthique individuelle, celle de l’hospitalité : est-il demandé à l’individu déjà en place d’accueillir personnellement l’étranger ?
  • « toute » : un piège encore, mais rhétorique, une falsification de l’histoire en cours. Nous n’accueillons qu’une infime partie des flux migratoires, les chiffres sourcés donnés par les auteurs le montrant sans ambages.
  • « la misère du monde » : La « misère », c’est un état « de privation, de précarité ou de malheur », ce n’est pas une personne, un sujet, un homme ou une femme. En pensant « misère » et non « malheureux » ou « persécutés », on fait usage de réification, de dépersonnalisation des personnes qui se noient et qui meurent, qui sont pourchassées parce qu’ « on ne peut pas accueillir toute… ». Les personnes sont dépourvues de leur identité propre, de pouvoir d’émotion individuelle.

Enfin l’ouvrage se termine par un quasi manifeste « Pour l’hospitalité ». Ce dernier chapitre nous interroge, nous, enseignants. La phrase de Michel Rocard est « xénophobe » affirment les auteurs : « La xénophobie en tant que peur est donc une émotion ressentie face à un danger perçu comme imminent […] qui a pour effet d’inhiber la pensée et d’induire une réponse immédiate, soit de l’ordre du combat soit de l’ordre de la fuite » (p. 61). Est présentée alors une « pyramide de la haine », schéma passant des stéréotypes et des mythes, aux préjugés et à la propagande, la discrimination, l’agression et le pogrom, pour finir par l’homicide et le génocide.

Cette phrase mortifère « sans développement argumentatif » revient à neutraliser, disent les auteurs citant Deleuze, toute perception et toute idée de « l’intolérable » qui n’est pas à venir mais bien, nous apprennent l’histoire et l’actualité, déjà en cours.

Ce livre nous appelle aussi, nous, enseignants, à réfléchir à cette notion d’accueil. C’est celle que nous mettons en jeu chaque fois que nous ouvrons la porte de notre salle, qu’un élève/enfant entre dans un établissement scolaire. Il nous invite, par sa forme singulière, à réfléchir à toutes les croyances et limitations que nous mettons en jeu. Il nous présente une méthode d’analyse de croyances d’apparence simples, concises, dogmatiques. Interroger, « lever le tabou d’un interdit de parler, de penser, de sentir, de l’émotion verrouillée », car , pour reprendre le nom du site que co-anime Pierre Tevanian, « LMSI » : Les mots sont importants .

Il s’agit rien moins que de « sympathie pour des frères et sœurs humains, colère contre l’oppression, […] besoin d’estime de soi, lui-même corrélé à une certaine idée de la citoyenneté, de l’hospitalité, de la solidarité, de l’égalité et de la justice. » Un programme éducatif.

Jean-Charles Léon