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Alain Damasio : « On n’apprend pas aux élèves à imaginer ensemble »

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Photographie ©Jean-Philippe Carré-Mattei

Vous avez un parcours d’études qui, à priori, ne vous destinait pas à l’écriture. L’école a-t-elle joué un rôle dans votre choix de l’écriture ?

Malheureusement non. Ni le collège, ni le lycée, encore moins ma classe préparatoire HEC ne m’ont donné ce gout et cette envie frémissante d’écrire, qui m’est venue tard, vers 21 ans. Par contre, je dois à deux professeurs de philosophie et une professeure de français mes premières émotions intenses face à des textes. J’ai toujours adoré ce mot de Jaurès : « On n’enseigne pas ce que l’on sait, on enseigne ce que l’on est. » On enseigne ce que son corps éprouve face à un poème, un roman, on le transmet par l’émotion vibratoire qui reste en nous après la lecture et que les « bons » professeurs ont cette faculté de restituer. Ils ne te confient pas un savoir dans un sac, ils te communiquent leur propre vibration face à ce qui les a touchés. C’est ça, « enseigner ce qu’on est ».

Est-ce que l’écriture et la lecture ont leur place à l’école ?

Elles devraient. Elles l’ont dans les écoles Freinet par exemple, où l’écriture libre est une pratique régulière, décisive parce qu’elle donne soudain accès à une intimité que l’élève ignorait posséder. L’écriture lui ouvre un espace du dedans, une poche où sa singularité va se déployer, se dilater et s’offrir parfois aux autres, dans un échange d’autant plus riche. À l’époque des messages de 140 signes qui poussent à s’exprimer par archétype émotionnel, permettre l’écriture longue et personnelle, l’encourager, la singulariser sont précieux. Même si c’est très exigeant en temps et en disponibilité !

Pensez-vous que l’école développe l’imagination ?

Certains sujets de rédaction la favorisent, y font appel. Mais on n’apprend pas aux élèves à brainstormer ensemble, à imaginer ensemble comme on le fait quand on scénarise un jeu vidéo ou une série télé. Or, cet imaginaire coconstruit non seulement est plus fluide et plus puissant que les imaginaires individuels, mais il offre aussi beaucoup de joies, de partages, fait éprouver ce bonheur du faire ensemble désapproprie les idées (ce n’est plus mon idée, c’est la résultante d’une dynamique de groupe). L’éducation doit activer ces imaginaires collectifs. L’imaginaire est un ensemencement, un farrago de graines jetées dans les bons terreaux et que les pluies collectives arrosent mieux.

Un des thèmes importants de vos livres est le contrôle social. Est-ce que l’école participe à la création d’une société de contrôle ?

Elle y contribue assez férocement, d’abord par les logiques sécuritaires (j’ai envie de dire les « manies »), qui poussent les élus à faire de nos écoles des bunkers à grillages et barbelés, à portiques électroniques et caméras, à contrôle d’entrées et de sorties, à passeport à exhiber (le carnet de correspondance). Une classe prise en otage tous les trente ans et trois agressions suffisent à justifier l’injustifiable et l’inutile.

La sécurité ne s’obtient jamais avec des machines, mais avec des êtres humains formés et une attention collective croisée. Et elle ne doit jamais prendre le pas sur la liberté des corps, des esprits, des mouvements. L’école doit éduquer à la liberté, pas à la docilité et à l’atermoiement illimité des sociétés de contrôle. Et ça se fait, non par des mots, mais par des pratiques et des aménagements architecturaux concrets. C’est la forme des couloirs, le jeu des circulations, les entrées de collèges, la place laissée aux corps pour respirer, la disposition des tables en salle de classe, les cours de récré qui décident quelle société on impose et imprime aux enfants.

La tristesse de notre XXIe siècle est de faire des corps d’enfants, puissamment vivants, des objets du contrôle et des supports de la trace. À cette couche physique s’ajoute la couche d’examen permanent, l’évaluation continue, système de pouvoir qui produit l’autocensure, l’autocontrôle, l’analyse de soi à travers les notes reçues. Des choses que Michel Foucault a parfaitement décryptées dès 1975 dans Surveiller et Punir.

En primaire, à l’école Freinet, les notes n’existent pas. Ma fille respire, ça la libère d’une pression improductive, elle se concentre sur la création. Ces pratiques devraient être généralisées, surtout dans un monde où l’on passe son temps numérique à mettre des étoiles et à noter, où tout est quantifié, chaque post, chaque vue, les likes, etc.

Si vous deviez écrire un roman où l’école serait idéale, comment la verriez-vous ?

Vivante ! C’est-à-dire, déjà, désincarcérée de la salle de classe, des positions assises, confinées et contrites, des murs. Je la verrais centrée sur l’expression et la liberté des corps dans des espaces ouverts. Articulée avec le dehors autant que possible, liée au vivant, refusant viscéralement que la sécurité soit la valeur princeps des choix d’aménagement. Une école qui valorise le lien et les élaborations de groupe. Qui croit à la créativité intrinsèque de l’enfant que le collège tue littéralement dès la 6e comme il tue la joie d’aller à l’école. Une école qui remette les mains et le cœur au centre et qui enseigne que la tête ne fonctionne bien que dans l’alliage des émotions, des pratiques et de la réflexion. Qui éduque l’attention aux autres, et déjà aux autres non-humains, qui déploie nos facultés de perception hors du technococon où les ados sont piégés. Apprendre est en soi une activité magnifique et autostimulante. Cessons d’en faire une discipline mortifère !


Article publié dans notre n°567, Enseigner l’attention, coordonné par Peggy Colcanap et Jean-Michel Zakharthouk, février 2021.

 

Aujourd’hui se multiplient les pratiques visant à développer l’attention des élèves, de la méditation de pleine conscience à des dispositifs s’appuyant ou non sur des recherches cognitives. Nous revenons dans ce dossier sur la notion même d’attention et tout ce qu’elle implique comme activités et postures en classe.

 

https://librairie.cahiers-pedagogiques.com/revue/838-enseigner-l-attention.html