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Novembre grec, ou l’éducation durable au coeur des échanges européens

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Nous enseignons en Lycée Professionnel et en Lycée Général et Technique depuis vingt ans et encourageons les jeunes à s’ouvrir à d’autres horizons, à comprendre d’autres modes de vie pour que la qualité de leur future citoyenneté et la construction d’un « Nous » européen puisse s’ancrer dans leur parcours personnel. Cette année, dans le cadre d’un Programme Comenius Linguistique financé par des fonds provenant de la Communauté Européenne, nous (trois enseignants et un artiste-sculpteur) avons accompagné en Macédoine Grecque vingt-cinq jeunes scolarisés dans notre Cité Scolaire. Onze d’entre eux le sont en Bac Pro Tertiaire au L. P. et les quatorze autres sont issus du L. G. T., pratiquant l’option « escalade ». Tous ces jeunes ont été accueillis chez leurs correspondants grecs et les recevront à leur tour. Nous souhaitons ici sortir de la « mêlée éducative » vécue au jour le jour pour analyser ce que sont les potentialités éducatives de telles expériences et les enjeux d’éducation non formelle qu’il est possible d’aborder avec pertinence dans le cadre d’un tel programme.

La relation du sujet à son environnement comme enjeu d’éducation

La société se transforme et chacun en a conscience :
– il ne suffit plus d’être « savant » pour trouver immédiatement un emploi ;
– la « disparition de lien social » est déplorée dans les médias,
– l’élargissement du recrutement social multiplie les facteurs d’hétérogénéité à l’intérieur de l’univers lycéen ;….
Dans le même temps, dans les faits, l’individu singulier et original, la personne qui dit « Je », est valorisé au détriment du « Nous », qui fonde le collectif et la société. Si nous voulons que l’Ecole reste génératrice d’intégration sociale démocratique, les processus antagonistes de construction du « Je » et d’assimilation de ce qui fonde le « Nous » doivent être intégrés dans une même dynamique. Il s’agit d’apprendre à concilier les mouvements inverses comme implication/distanciation, ceci dans l’action/la réflexion, pour aller de l’avant et permettre le recentrage de la construction identitaire.

L’École doit mettre tout cela « en musique ». Cela demande de formuler ces éléments en terme d’ « apprendre » et B. Charlot distingue trois processus épistémiques en jeu :

  1. « objectivation-dénomination [désigne le processus dans lequel] le savoir apparaît alors comme existant en soi, dans un univers de savoirs distinct du monde de l’action, des perceptions, des émotions. »
  2. « Imbrication du Je dans la situation [désigne] le processus épistémique où l’apprendre est maîtrise d’une activité engagée dans le monde. […] apprendre à nager. »
  3. « Enfin, apprendre, ce peut être aussi […] se rendre capable de réguler [une] relation et de trouver la bonne distance entre soi et les autres, entre soi et soi – et ce, en situation. Aussi, avons-nous nommé ce processus épistémique distanciation-régulation. »[[CHARLOT (B.). Du Rapport au Savoir. Eléments pour une théorie. Paris. Editions Anthropos. 1997 (rééditions 1999 et 2002). p. 80 et suiv.]]

En fait, dans la réalité, ces trois processus s’entremêlent les uns les autres et semblent n’en former qu’un, mais leur lisibilité diffère selon les contextes. Le cadre scolaire fait ressortir les deux premiers tandis que le troisième reste dans l’implicite des apprentissages informels. Il soutient, oriente et enchâsse pourtant les autres processus et participe à leur construction. Le cadre proposé par les programmes européens incluant une mobilité physique nous alors semble un formidable outil complémentaire pour l’aborder.

En effet, dans la réalité, le jeune que nous côtoyons existe dans une globalité, avec son histoire (que nous n’avons pas forcément à connaître, mais qui s’invite parfois dans des circonstances inattendues), avec sa propre sensibilité, ses ressources et ses blocages, avec ses attentes, ses buts, son état d’esprit particulier. Pour avancer, pour « être motivé », ce sujet est en recherche de sens et de satisfaction personnelle. Et cette quête interroge de fait l’institution, c’est-à-dire nous, en tant que ses représentants. Au quotidien, nous devons donc tenir compte de l’ensemble de l’écosystème dans lequel prennent corps les comportements et s’acquièrent les apprentissages et rester attentifs en particulier, à ce processus de distanciation-régulation.

Les émergences de ce novembre grec

Au retour des deux semaines, les jeunes savaient, par exemple, que « eau » s’écrit « grec1.gif » (« objectivation-dénomination ») : « culture générale ». Ils pourront plus facilement anticiper les procédures d’embarquement à l’aéroport (« Imbrication du Je dans la situation »). Cela peut leur être utile. Mais surtout, la plupart d’entre eux ont conscience d’avoir un peu transformé leur relation au monde qui les entoure (« distanciation-régulation »). Par exemple ?
– modifier ses représentations : abandonner quelques stéréotypes de pensée…
– réguler ses émotions : ne pas être terrorisé par le fait d’être en avion, oser parler anglais sans crainte du ridicule…
– adapter ses comportements : réagir de manière moins réflexe à une « agression » imaginaire, se couler dans un rythme de vie différent de celui que l’on connaît…

Bien sûr, tous ne se sont pas prêtés au jeu de la déstabilisation. Quelques-unes ont cherché à se retrouver « entre Français » le plus souvent possible pour esquiver les difficultés d’une confrontation à l’inconnu. Nous avons eu le sentiment qu’ils rétractaient leurs ambitions à la maîtrise d’un univers quasi-clos, et se cantonnaient aux fonctionnements et besoins déjà connus, déjà ressassés. À l’image des ours du parc de Nymfeo[[L’O.N.G. ARKTUROS travaille à la préservation de l’ours brun d’Europe. Dans le parc de Nymfeo quelques ours vivent en semi-liberté après avoir été sauvés de zoos ou des conditions déplorables que leur infligeaient les montreurs d’ours.]], continuant d’ investir par habitude une toute petite zone que leurs pas ont transformée en ornière alors qu’ils disposent d’un immense espace, ils n’ont pas su (pu ? voulu ?….) prendre la mesure de ce qui était possible et en tirer parti.

Pour la majorité des jeunes, néanmoins, le décalage culturel a été générateur de richesses. Comment ? Quand E… ou G… arrive dans la famille de son (sa) correspondant(e) grec (que), il (elle) contacte un monde structuré différemment. Cela induit à la fois de l’attirance (la curiosité), des assimilations (« j’adopte cette recette, c’est trop bon ! »). Cela génère aussi des perturbations (« et vous trouvez ça bon ? »), des frictions (« on mange vraiment à des heures impossibles ! »). Les transformations ne se sont pas cantonnées au domaine alimentaire et gustatif : nous avons observé des progrès dans la régulation du comportement, dans la motivation ultérieure y compris strictement scolaire, dans la connaissance de soi (besoins, ressources, limites…), l’adaptation à des règles inhabituelles… Pour peu que ces traces puissent être réactivées dans d’autres contextes, de telles expériences ébauchent une dynamique et ouvrent l’avenir en amorçant l’organisation des futurs apprentissages. Elles deviennent alors la base d’une éducation durable.

Comment nous positionnons-nous, en tant qu’accompagnateurs ? Parfois (pas assez souvent sans doute), nous avons pu saisir au vol ces instants de « seuil » entre connu et inconnu et appréhender un peu la zone de perturbation/création de richesse que constitue ce contact entre des fonctionnements différents. Les enjeux n’y sont pas ceux du monde scolaire. Dans ce contexte inhabituel de la Macédoine grecque, l’enseignant d’E.P.S. ou de maths n’a souvent pas la réponse toute prête à la question qui se pose. Nous avions alors besoin d’être attentifs aux cheminements, conscients de la subjectivité et de la limite de chacun des points de vue, en délaissant compétition et performance.

Quand nous prenions le temps de laisser se déployer la conscience (au sens d’une distanciation fonctionnelle) de « ce qui vient de se passer », d’évoquer perceptions et émotions, de laisser les ressources personnelles se révéler, d’explorer et de prendre la mesure, collectivement, des possibilités alternatives, nous avons pu observer des transformations en gestation. Bien sûr, nous devions, nous aussi, échanger entre accompagnateurs sur notre perception des situations pour que nos compétences individuelles se complètent davantage. Et « notre » sculpteur-accompagnateur à partir de sa pratique du land-art a été mis à contribution : l’option « créativité », c’est à dire sortir de l’imitation, du raidissement réflexe, du regard appris pour aller vers sa propre originalité en prenant le risque de la disponibilité à son propre monde intérieur constitue son quotidien d’artiste !

Rien n’est inutile

À un moment où de nouvelles réglementations risquent de rendre plus difficiles de telles mobilités, en rendant problématiques les remplacements, les professionnels de la relation éducative que nous essayons d’être tiennent à faire savoir le besoin réel de telles configurations. Nous croyons aux bénéfices à long terme qu’elles génèrent. Pour les jeunes, d’abord : l’espace européen fait maintenant partie du vécu et ils devront pouvoir trouver en autonomie et sans trop de stress leurs propres solutions lorsque des situations inédites se présenteront. Mais nous, enseignants, voulons aussi pouvoir continuer à travailler dans cette perspective de co-développement professionnel. Nous savons d’expérience que l’exploration collective et consciente des potentialités d’une situation, d’un événement construit l’adaptabilité et l’esprit critique de chacun en une accumulation de toutes sortes de petits riens. En d’autres termes reprenant la formule associée par nos amis grecs de Florina à la commémoration du soulèvement de l’Ecole Polytechnique qui a permis le renversement du régime des Colonels :
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Brigitte Martinez, professeur d’EPS en lycée.
Claude Falgas, professeur de maths, Lycée Professionnel.
Didier Sofianos, professeur d’EPS.


Bibliographie
– CHARLOT (B.). Du Rapport au Savoir. Eléments pour une théorie. Paris. Editions Anthropos. 1997 (rééditions 1999 et 2002).
– KAUFMANN (J.C.), L’invention de soi. Une théorie de l’identité. Paris. Armand Colin. 2004. (Poche : Hachette Littérature, coll. Pluriel)
– SINGLY (F. de) Les uns avec les autres. Quand l’individualisme crée du lien. Paris. Armand Colin. 2003.